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Le filet de Ludwig Wittgenstein

Si je devais résumer ce que j’ai appris durant mes études de philosophie en un paragraphe, ou plutôt, si je devais exposer de la manière la plus concise les conclusions auxquelles je suis parvenu à leur faveur, je me contenterais de citer la proposition 6.34 du Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein.

Figurons-nous une surface blanche, avec des taches noires irrégulières. Nous disons alors : tout ce qui ressort comme image, je puis toujours en donner une description aussi approchée que je veux, en recouvrant la surface d’un quadrillage convenablement fin et en disant de chaque carreau s’il est blanc ou noir. J’aurai ainsi uniformisé la description de la surface. Cette forme unique est arbitraire, car j’aurais pu utiliser avec le même succès un réseau à mailles triangulaires ou hexagonales. Il se peut que la description au moyen d’un réseau à mailles triangulaires soit plus simple ; ce qui veut dire que nous pourrions décrire plus exactement la surface au moyen d’un réseau à mailles triangulaires plus grossier qu’avec un quadrillage plus fin (ou inversement), et ainsi de suite. Aux différents réseaux correspondent différents systèmes de description du monde.

Ce qu’il nous décrit là n’est ni plus ni moins que le fait de doter le monde d’un repère cartésien, ou, pour les plus modernes, de la technologie bitmap : une description pixels par pixels (une cartographie du monde). Chaque pixel contient une information (par exemple la couleur, ou la hauteur d’une tonalité pour sortir de la métaphore visuelle). Le tout constitue l’image. Il y a plusieurs, il y a même une infinité de moyens de décrire la même image, avec des pixels de taille ou de forme différentes, contenant d’autres informations.

On décrit tout aussi bien le monde avec des 1 et de 0 qu’avec la totalité du langage (puisqu’on peut établir une équivalence stricte, une bijection, entre termes du langage et suites de 1 et de 0). Ce n’est pas très économique, hormis dans le cas d’une énorme puissance de calcul et de traitement (c’est-à-dire dans le cas des ordinateurs). Le langage l’est bien plus. [1]

Cependant, un filet rendant compte, par exemple, de la couleur, n’aura rien à nous dire par exemple du son, ou du temps. Sans bien sûr parler des finesses d’une psychologie. Les lois de la mécanique peuvent suffire pour parler des faits, mais elles sont incapables de discerner bien d’autres choses, souvent plus utiles. C’est pourquoi le langage est indispensable : il est la seule forme économique capable de décrire l’ensemble des propriétés. En d’autres termes, la carte idéale de la mécanique est le territoire lui-même (la mécanique n’est qu’une sorte de tautologie du même type que celle d’Exode 3:13-15), alors que le langage est une cartographie plus compacte nécessitant plus de dimensions (de la même façon qu’un nombre exprimé en base 60, grâce au grand nombre de symboles disponibles, s’exprime à l’aide de moins de symboles que le même en base 10).[2]

Ainsi, le langage opère sur le monde comme un filet. Le tout est de bien choisir ses mailles, leur forme et leur taille. De les adapter selon les circonstances, d’en changer complètement au besoin. Ce qu’il y a de terrible, c’est que les grosses choses passent entre les mailles du filet trop étroit, comme les petites se faufilent entre des mailles trop lâches. Par exemple, il est arrivé que, voyant une jeune fille dans la rue, ma mère s’exclame : « Oh les belles gambettes ! ». Cette jeune fille était très quelconque par ailleurs, aussi n’avais-je pas du tout remarqué ses jambes. Elles n’avaient pas pénétré mon monde. Mon filet avait complètement raté cette information, car ses mailles étaient trop larges : je ne m’étais attaché qu’à des considérations plus générales sur son aspect. Inversement, ma mère trouve souvent des gens très beaux à la vue de certains détails, en omettant complètement l’impression d’ensemble. Dans ces cas-là, ses mailles sont trop serrées, et elles ne peuvent rendre compte de phénomènes plus larges.

Wittgenstein eut une grande période apicole dans sa vie, lorsqu’il renonça à la philosophie[3]. Sans doute pour continuer à jouer du filet.

Notes

[1] Mais je ne vous apprend rien, vous avez lu le Gnomon en entier.

[2] C’est exactement cet aspect de sa pensée qui a été attaqué par sa filiation intellectuelle au sein du cercle de Vienne, Carnap en particulier. C’est l’objet de toute la fin du Tractatus, après la 6.34, justement : W. y assigne des bornes strictes à la philosophie (l’entreprise est certes bien une critique radicale de toute métaphysique), mais il y montre de plus son intérêt pour l’ineffable, dont la philosophie ne peut pas parler (ce sur quoi elle devrait même se taire). Mais aux yeux de Carnap, ce développement est suspecté de « mythologie ». Lui en tiendra pour une version pure, ascétique et complète : la structure logique du monde (et elle seulement). Or pour W., l’ineffable est tout ce qui mérite d’être vécu : la totalité du monde.

[3] Je ne retrouve plus ma référence, cependant. Il se peut que je me plante du tout au tout.

Les veaux et le sheytan

De la journée d’hier il n’y a pas grand-chose à dire, bien que ce fût une très belles journée, du genre qui coule comme de l’eau. Elle se passa principalement à vélo, à errer dans le Joordan, à déjeuner en terrasse face à Noorderkerk. Nous commîmes une brève excursion plus proche du centre, dans Kalverstraat la bien-nommée, la rue des veaux, où défilent les enseignes habituelles. Dans le même ordre d’idée, nous sommes passés en toute fin d’après-midi devant la maison d’Anne Frank, et que croyez-vous qu’il y avait ? Deux cent mètres d’une belle ribambelle compacte d’aspirants visiteurs. Oh, comme on doit facilement s’imprégner de l’esprit des lieux (qu’on imagine exigus) dans ces conditions ! Le musée Van Gogh fait d’ailleurs miroiter le même genre d’attente, ce qui de mon point de vue le réduit maintenant à une attraction réservée aux agoraphiles chroniques, du moins durant la saison touristique. Dommage, j’aurais volontiers revu la Nuit étoilée[1]. Cependant la Rue en Provence du Kröller Mûller m’avait bien rassasié côté Van Gogh nocturne, et puis il y avait une version des Mangeurs de pommes de terre (bien qu’un peu sombre).

Aujourd’hui fut une variation sur le thème, avec tout juste quelques changements d’itinéraire. Le Vondel Park en long et en large, les docks à l’est d’Amsterdam Centraal. Nous avions rendez-vous à six heures devant la Westerkerk, avec des amis d’É., charmants tous les deux. Nous les menâmes dans le Joordan pour déguster une honnête bouteille de Prosecco, après quoi nous fûmes gaillardement invités tous quatre autour d’une bouteille de cidre par un breton habitant le quartier depuis trente ans et son ami, breton itou, en moins bretonnant. Je crois avoir gagné toute l’affection d’Yves, le premier, et donc son invitation générale et bonhomme, en évoquant la Vieille lorsqu’il nous apprit qu’il venait de l’île de Sein. Le deuxième larron, son ami Éric, était un cas tout à fait particulier. Il oscille entre quinze et vingt joints par jour, de l’herbe la plus forte qu’on puisse se procurer ici (ce qui est beaucoup dire). Il dispose à cet effet d’une ordonnance d’un médecin, et ne débourse pas un sou pour s’assouvir, grâce à et à cause d’un obscure “maladie du cerveau”, qui le poursuit depuis quinze ans. Il en attribue la responsabilité au crash du vol 1862 qui se produisit non loin de chez lui. Les autorités sanitaires ne sont pas de cet avis, mais il semble qu’il y ait débat à ce propos. Existe donc une infime chance pour que son explication ne soit pas fantaisiste[2]. Il m’a paru en parfaite santé physique, musclé, bronzé, certainement pas vif, mais très attachant.

De son propre aveu, il s’était d’abord rendu en Hollande en vacances, pour ses coffee shops, il y a plus de vingt ans. Il n’en est plus jamais reparti, tout comme il ne doit plus être redescendu depuis un bail (ou deux baux). Il avait l’œil trouble bien sûr, mais curieusement profond, sans être profond parce que trouble. Il parlait un hollandais parfait et n’avait probablement reçu aucune éducation. Il était chaleureux. Il détestait les homosexuels, de même que les noirs et les jaunes (ainsi que rapporté par Yves, qui lui reprochait visiblement ces opinions mauvais genre, sans parvenir à lui en vouloir vraiment : voilà l’amitié). Il devait se faire opérer très prochainement du cerveau, une troisième fois, avant de rentrer en France en novembre. Son divorce ne lui avait pas trop réussi, mais il avait rencontré une nouvelle femme depuis quelques semaines, une brésilienne qui l’avait engagé pour refaire sa salle de bains. Cela compliquait cruellement les choses et lui déclenchait un sourire ahuri de bonheur pur.

Il a deux enfants qui vivent à Amsterdam avec leur mère colombienne, et une troisième fille de vingt-cinq ans, qu’il n’a jamais rencontrée. Peut-être était-ce là la raison de son départ (ou plutôt de son non-retour). Cela m’a paru tellement étrange que je n’ai posé aucune question à ce propos. Que ressent-on pour un enfant, lentement devenu adulte depuis, et qu’on n’a jamais vu ? On compte son âge, en tout cas.

Nous laissâmes Yves et Éric à leur vie et déambulâmes longuement au hasard, à la recherche d’une terrasse pour nous accueillir, mignonne de préférence, et dans une certaine fourchette de prix, tels des adolescents idéalistes en goguette. La réalité nous infligea à chacun un plat de lasagnes tout juste comestibles. C’était ça ou les meatballs.

Le retour en vélo le long de Prinsengracht (où se tenait une scène, montée sur l’eau) et Kinker straat fut un délice feutré : les touristes avaient déguerpi. L’air doux. La musique montant des quais enfin déserts. La ville rendue à ses habitants. D’ailleurs, nous partons demain.

Notes

[1] Ah, mais j’apprends à l’instant qu’il n’y est plus ; elle a rejoint le MoMa, où j’ai dû la rater (à moins que je confonde ? Grandement possible… Mais la Nuit étoilée a bien été exposée à Amsterdam ! Bénéfice du doute ? Non, mieux vaut se contenter du certain : La Chambre à coucher, et surtout les deux Champs de blé côte à côte, aux corbeaux et sous un ciel d’orage. Voilà des tableaux qui me manqueront.).

[2] Ou, plus exactement, qu’elle soit vraie, bien que fantaisiste.

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‘Oh yes it was’

A glorious day ! Connaissez-vous le Hoge Veluwe, ce gigantesque parc naturel dans l’écrin duquel se trouve, mes amis, le Kröller-Müller ? L’ensemble vient, je l’apprends à l’instant, d’être nommé parmi les deux ou trois plus beaux endroits d’Europe selon mon cœur, avec l’active complicité de É., qui l’a probablement pistonné. C’est bien simple, si je participais à un site participatif sur le thème du voyage[1], je m’empresserais d’aller tout y raconter là-bas[2]. Mais commençons par le début : changement de plan. Le Museumwerf ‘t Kromhout est fermé tous les jours sauf le mardi[3]. Le ‘t Kromhout a plus pour lui que son orthographe rigolote, c’est le chantier naval historique, un objectif josepho-compatible. Misère ! Que faire ! Mais allons donc à cet endroit au nom imprononçable dont nous avait entretenus cet ami de Rotterdam, ou plutôt l’un de ses amis à lui ! Il était un peu tard, la voiture n’était pas à côté et il fallait bien compter une heure et quart de route… Nous étions à l’entrée du parc autour de midi.

De là, des vélos sont mis à votre disposition, tous disposant d’un siège enfant, et roulez jeunesse pour le musée, à deux mille cinq cents mètres de là à travers une pinède jalonnant la lande. Le parc en lui-même est magnifique, dans les tons et les odeurs, dans les longues perspectives rasantes sur une herbe dense et sèche, aux couleurs de savane, ponctuée de bouquets de bruyère.

Les abords du musée sont parfaits, bien qu’on craigne un peu pour la silhouette du bâtiment en lui-même qui, comme celui de la fondation Maeght (qui dans le genre “musée” est ce que je connais de plus proche, du moins est-ce celui qui me venait constamment à l’esprit par comparaison, toujours défavorable[4] : même fonction, même esthétique générale, même jardin de sculpture, même périodes entrevues, nombreux artistes en commun[5]), le bâtiment en lui-même donc, qui, comme celui de la fondation Maeght, est très moderne de conception, tous dans les bétons et les verres. Celui-ci, à la différence de celui-là, s’intègre pourtant très harmonieusement à ses jardins, grâce à une très faible hauteur et une localisation bien choisie, derrière une bute couverte d’arbres (et de quelques sculptures) d’un côté, ou bien en dehors de la perspective que dessine les pelouses, d’un autre.

A l’intérieur, luxe, calme et volupté, grâce à une foison d’œuvres splendides, de grandes toiles enfin là et de très belles découvertes. Songez : dans la pièce de choix, en forme de carré évidé, on se déplace comme au milieu d’un ensemble d’une quinzaines de très grandes toiles de Gilbert & George, The Paintings (with Us in the Nature) (thanks É.), qui donne l’incroyable impression que nous poursuivons, avec eux (car ils sont partout) le périple dans la nature qui nous mena jusqu’ici. Sur d’autres murs, des Van Gogh à la pelle (dont le portrait de Joseph Roulin, le facteur, que nous avions déjà vu, mais sur d’autres fleurs, à la Barnes Foundation de Merion, durant notre séjour à Philadelphie), un très beau Mondrian dans les ocres et les beiges, et un petit nouveau venu dans mon panthéon, dont je n’avais que très vaguement entendu parler, ce qui montre à nouveau que l’océan de mon ignorance est sans borne, comme souvent les océans : Fantin-Latour, Henri de son prénom, dont le portrait d’Eva Callimachi-Catargi m’enchanta, par ses cernes photographiqes et sa robe mousseuse. De petits Odilon Redon également, et une tour de Babel de toute beauté (sujet décidément parfait pour le peintre), de van Cleve il me semble[6]. Le tout se déguste pas tout à fait sans un bruit mais presque, et quelques salles parviennent même à vous accueillir vides. Cadre idéal.

L’extérieur, les grands jardins, maintiennent ensuite et contre toute attente ce beau niveau d’idyllisme. Une certain Jardin d’émail de Dubuffet, sur lequel nous jouâmes, littéralement, puisque ses dimensions et les gardiens le permettent, restera bien longtemps dans les cerveaux[7]. D’autres encore, je vous les donne en vrac, le Rodin accroupi, la belle Grande Pénélope gironde de Bourdelle face à la lumière du soir, car le musée fermait ses portes. Nous n’avons pu aller au fond.

Suivit une agréable balade à vélo, pas tout à fait directe, ornée d’un beau goûter les fesses dans les aiguilles de pin et les yeux dans la lande, sans âme qui vive à des kilomètres avant le retour en voiture. Joseph dormait à l’arrière. La moiteur appelait l’orage, qui ne se fit pas prier. Nous rentrions à Amsterdam, où j’ai acheté un beau morceau de double zéro.

Notes

[1] Mais ce serait mal me connaître.

[2] En plus, vous y auriez des photos.

[3] Ah ça, vous ne pourrez plus dire que je ne vous apprends rien.

[4] Mais si vous veniez à passer dans un rayon de cent kilomètres autour de Saint-Paul de Vence avec une demi-journée devant vous, je vous donnerais le même conseil que pour le Kröller Müller : Allez-y.

[5] Voilà typiquement une parenthèse trop longue qui devrait être une note, mais cette foutue note au milieu m’en empêche. Mon royaume, mon www pour des notes dans les notes.

[6] Il faut ici vous parler d’une chose qui complique sérieusement mon travail : en compagnie de Joseph, je dois tout faire au pas de course (et porter un intérêt pervers aux têtes de mort), j’ai à peine le temps de voir les toiles, pas vraiment de les contempler, encore moins de m’y absorber, donc pensez bien que je ne peux plus tenir ma bonne habitude de me trimbaler un carnet pour y prendre des notes. Tous juste les photos d’É. viendront-elles corriger les erreurs, une fois que j’aurais pris le temps de les croiser à mes souvenirs et mes textes.

[7] Une œuvre pour laquelle, je suis aux regrets de l’annoncer aux grands connaisseurs, l’influence du facteur Cheval sur Dubuffet se fait cruellement sentir.

Promenade ancestrale

Bref détour ce matin par le quartier juif afin de présenter mes hommages, puis visite du musée historique et de la synagogue portugaise, la plus vieille du monde. Au musée nous revîmes notre cher Docteur Ephraïm Bueno, qui était donc une figure locale, ainsi que, à ma grande surprise, Sabbataï Tsevi, le messie du siècle d’or, dont j’ignorais qu’il eût une quelconque influence en Hollande. Eh bien si, et une grande ! La pièce de choix était la lettre de remerciement à Tsevi, écrite par toute la communauté de la vieille synagogue, et qui ne fut jamais envoyée : on reçut entre temps l’embarrassante nouvelle de sa capture par le sultan et de sa conversion subséquente à l’Islam, ce qui la foutait mal, pour un messie du judaïsme. Il y avait aussi une première édition (1670) du Tractatus theologico-philosophicus, un très beau Zohar de 1701 et le Talmud de Babylone commenté par Rachi, tout en rouge et or, certainement parmi les plus beaux livres du monde. En revanche, question accessoire, je persiste à penser que l’artisanat juif ne vaut pas grand-chose. L’intérieur de la synagogue est ainsi rigoureusement quelconque. Les mêmes lustres en laiton (qui ont fait tant de mal à travers la Hollande) s’y balancent depuis la belle voûte, un beau triple berceau, en bois toujours. Elle est construite comme il se doit selon les plans du temple de Salomon, avec sa base carrée et ses contreforts en patte de lion. Là encore, je ne suis pas sûr que l’architecture juive est beaucoup gagnée en restant attachée à des notions d’architecture pré-hellénistiques. Le néo-babylonien ne fait pas fureur dans mon cœur. Mais à l’intérieur cette odeur de vieux grenier, de bois rongé par les âges, permet à elle seule de se rassasier l’âme.

Il y avait également, dans la partie moderne du musée, une très belle toile d’un certain Jules Chapon, un portrait de son rabbin de père peint après sa mort comme il est évident au premier regard : happé par la lumière, d’une simplicité enfantine, son visage rond et blanc entouré d’une belle barbe noire affiche la sainte sérénité d’un bouddha. Une étrange exposition temporaire au sous-sol m’a également permis de découvrir William Kentring, artiste sud-africain a la palette monochrome (noire, sans surprise). D’amples spirales aux proportions dorées relient les morts sur des reproductions de registres allemands qui les recensent. Parfois elles figurent aussi une sinistre machinerie, que l’artiste a d’ailleurs mise en action dans sa Chambre noire, sorte de théâtre de marionnettes animé, poétique et sinistre (Joseph a bien aimé : il y a un rhinocéros).

Entre temps, une information de première importance nous est parvenue : personne n’a jamais retrouvée la tombe de Rembrandt à Westerkerk. Je répète : la tombe de Rembrandt a disparu !

Retrouver tout de suite votre feuilleton de l'été

Pour ceux qui s’inquiétaient des suites de l’enquête : le Guide du Routard, fidèle à sa réputation d’à-côté-de-la-plaquisme, dit de Rembrandt qu’il était “fasciné” par Saskia et que sa mort l’a jeté dans des abîmes de désespoir (en gros). Ah ! Les nuls ! Ils n’ont rien compris (où alors ils ne parlent pas néerlandais comme moi). (Mais ils m’apprirent en revanche, quoique l’information devra être dûment vérifiée, que la nourrice serait en réalité entrée à son service après la mort de Saskia, et non point avant comme je le croyais, ce qui absoudrait partiellement Rembrandt du crime d’adultère dont je le soupçonnais fort. Il ne l’aura trompée que pour l’éternité.)

Case brique

Je dois avoir battu une sorte de record dans l’ésotérisme en titre avec mon dernier billet, qui dériva si bien au fil de son écriture que toute allusion à la manche d’Isaac en a été oubliée. C’est que je ne comptais parler de Saskia que dans les notes, mais alors il m’aurait fallu des notes dans la note, ce qui est impossible sous Dotclear (qui propulse ce blog), si bien qu’elle a finalement pris la place d’honneur et chassé la Fiancée juive (ce qui est de bonne guerre, la voici qui se venge des maîtresses de son maître) : or c’est dans ce tableau que cette fameuse manche apparaît, épaisse, taillée en relief dans la pâte, reflétant la lumière par le jeu des multiples faces de son volume. Je pensais Rembrandt certes maître de la lumière[1], mais de la lumière “chromatique”, du contraste entre les tons, pas de ce jeu “spatial”, de cette dimension supplémentaire que je prenais jusqu’alors pour propriété indivise de la modernité. Bluffé, le gars. Presque autant (moins ? plus ?) que par la Rue de Delft (et non la Vue, qui est à La Haye) de Vermeer, que j’élis sur le champ plus beau mur de briques du monde (qui pourtant n’en manque pas).

Bien loin de ce niveau, mais beau tout de même, émouvant disons, par sa sévérité très passée, nous avons aperçu aujourd’hui la façade classique et rectiligne, en briques, donc, de la Nieuwe Kerk de Haarlem[2]. Un plan carré très pur, très idéal, très “protestant”. Malheureusement pour mon salut, à cette austère vertu je préfère les vices de l’église romaine et catholique, du moins les traces qu’ils nous ont laissées. À ce titre, Saint-Bavon, toujours à Haarlem, mérite une digne mention ne serait-ce que pour sa voûte, gothique flamboyante, icosapartite (je vous crée l’adjectif pour l’occasion, mais je vous assure, j’ai bien compté : vingt facettes chacune), lambrissée d’un beau bois vieilli et dûment daté : 1530, messieurs-dames. Nous ne sommes donc pas passés loin : cinquante années de plus et les réformés nous en privaient ! (Ils se saisirent de l’église en 1578.)

Avant cela, nous tâtâmes, d’un orteil mou et indécis, l’eau de la mer du Nord à la plage de Zandvoort, station balnéaire sans intérêt aucun.

Ne reste plus qu’un cran à remonter pour raccrocher les wagons de mon récit palpitant : nous étions hier à Rotterdam, en visite chez des amis locaux qui nous emmenèrent pique-niquer au Het Park. S’y déroulait alors le festival de musique romantique, ce qui nous a valu de très beaux moments non pas musicaux (il n’y a pas à proprement parler de “concert”, tout juste des musiciens disséminés dans le parc qui tentent de se faire entendre par une foule dissipée et très dense), mais esthétiques et costumiers : beaucoup de Rotterdamiens y paraissent en grand costume dix-neuvième siècle. Un grand moment, fort bien conclu le soir par un barbecue avec vue sur le port, sous une très belle lumière rasante et un ciel passant de l’azur à l’indigo dans lesquels se baignaient les cargos de passage rouges comme la rouille, ou la brique, c’est selon. Dans ces moments-là je regrette que ce blog n’admette pas les photos. Mais le patron ne veut rien entendre, que voulez-vous…

Notes

[1] Et non pas maître de l’univers, titre dévolu à Musclor.

[2] Nieuwe, comme souvent les églises réformées (ce qui explique qu’on s’y amuse moins). Pour un peu, nous déplorerions que les protestants aient décidé, pour construire cette Nieuwe, toute digne qu’elle soit, de détruire l‘Oude qui se tenait à sa place (Sint Annakapel était son petit nom), dont le clocher lanterne promettait bien de belles choses… (Là, par exemple, une note de la note est quasiment obligatoire afin de faire passer ce message de service à qui décida de prendre cette photo et de la mettre en ligne sur wiki : ton cadrage n’est pas droit, ton ciel est tout blanc et tu n’avais qu’à faire un pas de plus pour chasser ce sinistre échaffaudage du cadre. Fais un effort, merde.)

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La manche d'Isaac

Pas de Saskia au Rijksmuseum ! Pourtant, beaucoup de Rembrandt, comme on s’y attendrait, tous plus enchanteurs les uns que les autres. L’oriental au blanc turban, l’autoportrait de jeunesse (cette fois je suis sûr de mon coup), si délicatement broussailleux, le coi paysage et son pont de pierre laissant passer les barques silencieuses, le portrait mélancolique du docteur Ephraïm Bueno, le sinistre syndicat des drapiers et son air de what the fuck are you looking at?, bref tous les tableaux aujourd’hui contemplés ont achevé de me persuader que Rembrandt est parmi les artistes qui me touchent le plus[1]. La beauté est sa première langue. Intéressante histoire : s’agissant de la fameuse Ronde de nuit, nous pouvons observer, dans la même salle, une minuscule copie (minuscule par rapport aux dimensions de l’original, titanesques). Or, la copie ajoute des détails sur la gauche du tableau, et même deux personnages : c’est que l’original a été découpé, en 1715, pour tenir entre deux portes de l’hôtel de ville ![2]

Mais pas de Saskia. Le site m’affirme ce soir qu’ils en possèdent bien un, mais soit je ne l’ai pas reconnue[3], peut-être en raison de son accoutrement princier sur ce portrait, soit il n’était pas exposé ce jour. Décidément, quelque chose se trame, entre Saskia et cette ville (rappelez-vous l’histoire de la séparation des dépouilles). D’ailleurs mon enquête progresse (maintenant sa laideur solidement établie).

J’ai repensé à la Saskia au lit, qui m’avait hypnotisée lors de ma visite de la Frick Collection. Or, ce dessin date de 1642 : l’année même où Saskia mourut, quelques mois après la naissance de leur fils. C’est donc cela, la terrible tristesse qui s’en dégage. Nous assistons à ses derniers jours. Peut-être est-ce Geertje Dircx, la nourrice, qui la veille ; celle que le maître collera à l’asile un peu plus tard, lorsqu’elle réclamera qu’il l’épouse, rapport, imagine-t-on, à quelques parties de plaisirs partagés. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas Hendrickje Stoffels, la bonne qu’il engrossa, puisqu’il ne la rencontra qu’en 1647. En revanche, cette Hendrickje, où est-elle enterrée, je vous le donne en mille ? Westerkerk ! Et Rembrandt, apprends-je à l’instant, selon tous les wikis du monde, vendit en 1662 la tombe de Saskia, pour payer les funérailles de Hendrickje ! Mais alors, le mystère s’épaissit : où est enterrée Saskia, si elle n’est plus à Oude Kerk ? Cette tombe serait “vendue”, et la dépouille de Saskia se trouverait autre part ? Rien, à Oude Kerk, ne laissait supposer qu’elle n’y fût plus. Cela me paraît curieux.

Une autre hypothèse, peu séduisante, serait que cette tombe d’Oude Kerk ne soit pas l’originale, que Rembrandt en ait vendu une autre, et que Saskia se soit retrouvée là (dans l’église la plus courue de la ville à l’époque…) par suite de cette vente, tout à fait par défaut, et sans que personne ne paye rien ?

Encore une autre (la moins séduisante) : Rembrant lui gardait une tombe fraîchement creusé à ses côtés dans Westekerk, charge à la postérité de l’y déplacer depuis l’atroce Oude Kerk où il l’avait laissée, ce dont il ne se remettait pas, et ce serait celle-ci, l’emplacement de Westerkerk, qu’il vendit ?

Non, décidément, rien ne colle. Si vous voulez mon avis, ce n’est pas la tombe de Saskia que Rembrandt a vendue et tous les wikis du monde se plantent à la ronde : c’est la sienne, son emplacement aux côtés de sa femme qui l’attendait à Oude Kerke, certainement lieu de villégiature bien plus en vogue pour les cadavres de l’époque que la miteuse église de l’ouest, Westerkerk, où il put, avec le profit de la vente d’un emplacement à Oude Kerk, s’en payer deux : un pour Henricke, et un pour lui.

J’avance, à l’appui de ma thèse, le site d’Oude Kerk, gravenopinternet.nl, qui nous dit, pour la notice de Saskia :

SASKIA (op vm. zerk merk X, van Nel van Godtwegen). Echtg. kocht graf. Twintig jaar later verkocht hij graf (in 1662) om begrafenis Hendrickje Stoffels te kunnen bekostigen (b. in de W.K. 24-07-1663).

Je ne sais pas s’il y a un néerlandophone dans la salle, mais moi, ce hij (“hij graf”) me fait furieusement penser à “his”, “son” (sa tombe à lui), et pas du tout à “her” (qui serait haar en néerlandais, me souffle un site de traduction automatique), qui seul donnerait “sa tombe (à elle)”. Ce serait donc bien sa propre tombe que Rembrandt vendit (verkocht, vais-je gaillardement supposer), pour s’éloigner de la malheureuse laideronne. Ou bien je ne comprends rien au néerlandais.

Stay tuned.

Notes

[1] Je vous fait confiance pour googler tout ça. Ils sont tous visibles sur le site du Rijks.

[2] Et le plus intéressant, c’est que tous les sites m’affirment, ce soir, que cette copie est en réalité à la National Gallery ! Mais qu’ai-je contemplé alors ? Une copie de copie ? Un fac-similé de reproduction ? Il était bien là pourtant, et autant que je me souvienne, en huile et en toile… Qui se serait amusé à cela ? Ou bien un échange de dernière minute entre les musées, particulièrement discret ?

[3] Il est vrai que j’ai fait la visite au pas de course, ou plus exactement dans les pas de mon fils, qui s’intéressait plutôt à la décollation de Saint-Jean Baptiste et réclamait de sérieuses explications sur cette affaire.

Pourquoi je suis devenu indépendant

Lorsque je passe mes journées à gagner ma vie, je m’efforce, le soir venu, de la perdre au plus vite.

Le travail salarié est, si l’on en croit mon exemple, la principale raison du succès des industries du divertissement.

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