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Mon guide

J’ai été un peu sévère hier avec les visites guidées[1]. Bien sûr, elles peuvent être enrichissantes. Certaines sont inoubliables. Notre œil est attiré parce qu’il n’aurait pas vu seul, et nous apprenons tout un tas de choses fascinantes et locales, autant d’univers que nous n’aurions jamais pénétrés sans guide. Je n’ai rien contre, que dis-je, je suis pour, entièrement pour les visites guidées en petit comité de gens intéressés (et qui se connaissent et partagent les mêmes intérêts allons-y, tant qu’à imaginer), menée par un érudit esthète à la voix chaude qui ne vous volerait même pas vos copines à la fin. Là ce joignent enfin l’utile et l’agréable, ses frères ennemis, puisque vos amis, bien disposés, ne vous empêchent jamais de profiter d’une voûte ou de sentir sous vos doigts le granit d’un bénitier millénaire. Les autres, si. Par leur simple présence, la plupart du temps. Sans parler du guide de cet autre genre de visite guidée, le mauvais genre, qui débite son texte comme le paysan du Berry appelle son troupeau : ce n’est pas fait pour qu’il apprenne, comprenne, ou même écoute attentivement, l’essentiel est qu’il rapplique et suive la consigne, sans tortiller de la croupe, comme une seule vache. Là, l’ennui s’ajoute à la honte, là l’agacement prend le pas sur la haine de soi. Non, décidément, je ne le souhaite à personne.

Justice étant désormais rendue pour les visites guidées, je ne suis pas fâché de vous apprendre que les croisières en bateaux-mouches[2]sur les canaux d’Amsterdam se font en silence. Pas de micro, pas de haut-parleur. Vous êtes libre. Ou presque. On essaye un peu de vous arnaquer, en revanche. Carte vous est distribuée, où deux parcours sont bien visibles en pointillés. “Ce sera le bleu” vous dit-on. Mensonge ! L’itinéraire fut en réalité très fantaisiste. J’ai essayé de le suivre tout du long, façon à moi de m’investir, de regarder, de lire, plutôt que d’être mené : hé bien rien à voir[3].

Pendant ce temps-là, le hash only tour se poursuit sur un bon rythme, É. s’étant prise au jeu. L’empilement de petits sachets exotiques devient presque satisfaisant. Nous en sommes à quatre nationalités, toutes plus exquises les unes que les autres.

Notes

[1] Avouez qu’il est curieux que je ne me fasse pas le même reproche à propos de Saskia.

[2] J’entends les sarcasmes. Je tiens une promesse, voilà. Je n’avais pas mille arguments possibles pour vendre des vacances aux Pays-Bas à une enfant de quatre ans, figurez-vous.

[3] À leur décharge, ils firent peut-être très volontairement ce détour pour nous permettre de passer au ras, et même sous la coque en surplomb d’un gigantesque paquebot transatlantique amarré sur l’IJ, qui fera sentir ses cent mille tonnes dans les souvenirs d’un petit gars, j’vous l’dis (de fait, le travail de mémoire a déjà commencé).

La vieille, la neuve (et à l'ouest, rien de nouveau)

Elle se tient droite, au milieu des putes, hérissant ses étroites chapelles triangulaires : Oude Kerk, la vieille église, la plus vieille de la ville. Son plan est absurde, fruit de nombreuses étapes de construction-reconstruction. Basilique très à l’origine, église-halle, elle en garde la longueur, et le beau berceau (maintenant triple). Une nef centrale, qu’on allongea d’un chœur presque aussi long qu’elle[1], si bien qu’elle dut avaler ses deux bas-côtés pour se donner de l’importance et s’adjoindre deux nefs latérales[2], l’élargissant d’autant. Mais ces nouvelles venues voulurent à leur tour rejoindre le chœur qui ne prolongeait alors que leur grande sœur, et établirent ainsi un déambulatoire tout autour de lui[3]. Puis naquirent les chapelles[4] Et enfin, un transept tard venu[5], et de là certainement les voûtes d’arêtes à la croisée. Le résultat est splendide, et très émouvant. Les trois berceaux parallèles, d’une belle hauteur, entièrement boisés, en chêne, sont partiellement recouverts de fresques écaillées, tandis que poutres de charpente et colonnes du chœur se parent en de rares endroits rescapés de motifs végétaux, artistement effacés par le temps, ce grand peintre de l’usure. Tout cela contraste vivement avec la vieille pierre blanche des murs, et plus encore avec les dalles noires du sol, toutes ou presque stèles funéraires, baroques et armoriées (lions et squelettes : les siècles ont trouvé le moyen d’occuper un enfant de quatre ans), si bien qu’on marche littéralement sur les morts, ou plutôt qu’ils nous portent[6]. Hormis son toit, ses poutres et ses colonnes, et bien sûr ses miséricordes mutilées par les Iconoclastes dont je n’ai pas pipé mot, cette vieille dame a de plus le bon goût de paraître au naturel, sans tableau au mur[7], sans ornement superflu, drapée seulement d’une digne sobriété qui m’a proprement ravit. La visite traîna.

Après un déjeuner sur le pouce, nous traversâmes le Centrum, jusqu’au Dam (la Dam?), pour voir Nieuwe Kerk, la petite nouvelle, et là, quelle déception[8] ! Cela n’a plus rien d’une église, d’ailleurs en son sein se trouve une boutique (et nous entendions ricaner les marchands du temple). Là les murs nus ne valent plus rien, la voûte est sans âme, le lieu proprement déshabité. Nous ne sommes pas allés plus loin que le cordon indiquant la limite de la visite payante. La boutique trouve ici sa fonction : elle permet au badaud de voir ce qu’il y a voir à l’œil, pour peu qu’il résiste aux cartes postales (ce qu’héroïques nous fîmes).

Victoire aux anciens, donc, contre les modernes, qui nous ont beaucoup déçus[9]. Et ce n’est pas Westerkerk qui nous rabibocha : le tombeau de Rembrandt, aux extérieurs engageants, nous a refusé l’entrée. La visite est payante (tout comme dans les deux autres) et ne peut de plus se faire que par petit groupe, ce qui promettait de l’attente et une atroce visite guidée ; mais surtout, elle n’est pas autorisée aux enfants ! Way to bring new blood, church ! Nous passâmes donc chemin. De toutes façons, l’intérieur n’avait rien de très captivant à première vue. Et puis nous avions vu la tombe de Saskia van Uylenburg, la femme de Rembrandt, dans Oude kerk[10]Les deux époux dans la même journée, cela aurait fait trop. (Ou Rembrandt nous en voulait-il, de lui avoir préféré sa femme?)

Notes

[1] En 1370.

[2] Nous voilà déjà en 1400. Comme le temps passe.

[3] 1460, au doigt mouillé.

[4] En Marignan.

[5] 1560 tout rond.

[6] Cela mérite même un lien (or vous savez que j’en suis très avare). Fascinant, isn’it? Et puis comme ça, vous aurez le plan

[7] Je dois ici avouer quelque chose : d’une part, je n’ai jamais trouvé qu’une église constituait un lieu pour la peinture. L’éclairage y est souvent mauvais. Quand ce n’est pas l’ombre qui enfouit tout détail, ce sont les reflets qui les masquent. D’autre part, les sujets chrétiens n’ont jamais été parmi mes favoris (même si les exceptions sont ici légion).

[8] Pas pour tout le monde : un grand artiste se tenait sur la place, déguisé en Batman. Joseph était ravi.

[9] Tel l’artiste de la note du dessus.

[10] Nous l’avions croisée une fois, sans vouloir nous vanter, à la Frick Collection, en particulier dans un vieux crayonné tardif où son air peu amène avait retenu notre attention (tardif, ou pas ? Internet et sa mémoire me disent « 1636 » et l’information a l’air bonne : la date est inscrite sur le dessin ; or Rembrandt n’avait que trente ans à l’époque, et Saskia vingt-quatre ! Ce n’était que six ans avant sa mort, soit, mais tout de même. Peut-être était-elle laide, tout bêtement ? Ça expliquerait que le maître n’ait pas voulu être enterré à ses côtés.). (Le dessin en question, histoire que vous vous rendiez compte. Et puis cet autre, au crayon, à l’encre et au fusain, pour lui rendre justice, puisqu’il est magnifique. Les âmes méchantes remarqueront qu’on y distingue mal son visage.)

Afsluitdijk mon amour

La liberté, ce n’est pas si mal, comme il fallait s’y attendre. Encore, ai-je charge de mon garçon en ce moment, ce qui en réduit l’amplitude (pas le plaisir retiré). Nous arrivons tout de même à l’exploiter fort honnêtement au cours de ce petit séjour hollandais. Ainsi, pour aujourd’hui ce fut Volendam, Marken et Edam qui eurent l’honneur d’accueillir ma déshérence. Je ne suis d’ailleurs pas certain que la première en mesura tout le poids, car elle ne se montra pas sous son meilleur jour (ou peut-être que si, mais je lui laisse une chance). Elle n’étalait aujourd’hui en ces rues, certes charmantes, qu’un tourisme de bas étage fait de fritures, de sabots souvenirs et de combiné salière-poivrière en porcelaine et forme de bite. Avouez que ça la fout mal, question poésie. Marken, de même, était plutôt mal partie. Le port est en tout point semblable à celui de sa voisine d’en face sur l’IJ (la partie fermée du Zuiderzee, si j’ai bien tout suivi ; magie des digues (d’une en particulier : l’Afsluitdijk) : ici un lac, là, une baie). La logique est implacable : les deux villes sont reliées par bateau toutes les demi-heures (bateau que nous empruntâmes, bien évidemment, et qui jouera un grand rôle dans le souvenir que s’en forgera certain enfant de quatre ans), de sorte que les touristes passent insensiblement de l’une à l’autre, dans un mouvement presque involontaire, prescrit par les guides, passage obligé. Cependant, la foule est tout de même moindre et le village réellement charmant, atypique et d’une grande unité. Deux rues en tout et pour tout, puis quelques ruelles, la plupart des impasses. Des maisons étroites, en bois, verte rayé de blanc (toutes), et une petite église de brique à l’intérieur plutôt décevant (genre portuaire kitsch, avec maquettes de bateau et chandeliers en laiton). On pourrait croire que des gens vivent-là (et sûrement c’est le cas), dans un calme absolu hors des périodes estivales. Toutes les maisons bénéficient de leur carré de jardin à la mode protestante, bien en vue de tout le monde. Marken fut une île durant des siècles, avant d’être reliée à la terre par une longue route, qui ne l’émut en rien : elle garde tout son caractère insulaire.

Mais ce fut Edam qui remporta tous nos suffrages. Tout d’abord en sa qualité de ville, c’est-à-dire d’endroit où des gens vivent, où des commerces prospèrent grâce à une clientèle locale et sans recourir à la vente de salières priapiques. Ensuite, parce que l’endroit est splendide. Un long canal central s’étire en trident, depuis le pied d’un imposant carillon (pièce d’une église disparue) au toit en zinc absurdement ouvragé, jusqu’à l’hôtel de ville dix-huitième et le vieux musée branlant qui lui fait face de l’autre côté d’un pont rondouillard, trop large pour sa fonction, dont les pavés jaunes hautement photogéniques rehaussent joliment les tons. Plus loin, ribambelles de maisons à un étage en briques, assez diverses, excitant à peu près toute la rêverie grâce à leur charme propre et ancien, et à leur jardin caché, ce qui est rare, et précieux, en ces contrées transparentes. J’ai même réussi à trouver le secrétaire de mes rêves chez un antiquaire. Malheureusement bien sûr, il y restera. Le ramener serait un peu compliqué. Il faudrait revenir, faire un aller-retour pour l’occasion, soit dix heures de route tout de même. Le prix en vaut peut-être la chandelle. Nous verrons. Edam en tous les cas nous aura fait grande impression.

Liberté An I

Hah !

Hah !

Hah !

La Distinction

Lycéen à Janson-de-Sailly, puis étudiant à Science Po, j’ai passé le plus clair des années 70 à mépriser le rock, à ne pas danser, à me saouler pour me donner une contenance et à rêver de devenir un grand écrivain. Politiquement, je penchais nettement à droite. Si on m’avait demandé pourquoi, j’aurais répondu, je suppose, par dandysme, goût d’être minoritaire, refus du panurgisme. On m’aurait étonné en me disant que, lecteur de Marcel Aymé et pourfendeur de ce qu’on n’appelait pas encore le “politiquement correct”, je reproduisais les opinions de ma famille avec une docilité qui aurait pu servir d’exemple pour illustrer les thèses de Pierre Bourdieu[1].

Emmanuel Carrère, Limonov, 2011.

Carrère parle de lui, bien sûr[2]. Et l’on s’aperçoit[3] qu’il y a bien sûr deux sortes de réactionnaires : par inclination ou par hérédité. Bête comme on est, on ne peut pas s’empêcher de mépriser les seconds, comme on méprise tout ce qui n’est que produit de son milieu. En réalité, il faudrait aussi mépriser les premiers, car il s’agit chez eux de “rejet” plutôt que d’inclination. Or, le rejet, c’est de l’hérédité négative. On n’échappe à pas Pierre Bourdieu. De plus, ces réactionnaires solitaires, ceux que, dans l’environnement familial, rien n’a préparé à tourner ainsi (ou plutôt : dont l’environnement familial aurait pu les pousser de l’autre côté par hérédité, hérédité qu’ils ont rejetée et qui définit négativement leur position actuelle), sont, tels de nouveaux riches, considérés comme des prolos par la bourgeoisie des réactionnaires bon teint, par ceux qui grenouillent en milieu royaliste, vont à la messe depuis l’enfance et n’ont qu’à piocher dans la bibliothèque paternelle pour trouver du Drieu La Rochelle. Ceux-là, ces héréditaires, ces seconds, méprisent en tout cas cordialement les premiers, ces tard venus, qui manquent de nuance, qui adoptent tout avec ferveur, excités qu’ils sont par la découverte de cet autre monde plus libre, où ils pourront, pensent-ils, enfin s’épanouir. Le fils à particule, lui, a perfectionné son art depuis dix ou vingt générations. Ses dadas sont d’ailleurs moins l’islam et la variété française que la Révolution qui tua not’ bon roi, ou même plus loin, plus régional, les terribles conséquences de la Guerre folle sur l’indépendance de la Bretagne. Il est donc bien plus stable sur ses appuis, bien plus sûr de lui, et, tout en évitant le fanatisme qui ridiculise ceux qui s’y versent, tombent dans un autre ridicule, celui de la cause perdue et du panache à bon compte, coupé du monde et de tout réalisme.

Toute culture ne s’acquiert qu’avec le temps, et sur plusieurs générations. Mais l’entretenir ne suffit pas. Il faut encore l’enrichir, ce qui est bien plus compliqué à faire quand on part de très haut.

Notes

[1] Pas étonnant que Bourdieu apparaisse ici : c’est l’image miroir parfaite pour les réactionnaires, le modèle obstacle officiel, communément haï (mais certainement pas lu), et il faut bien dire que, confit dans la graisse marxiste, il n’est pas toujours très ragoûtant. Mais pourtant, La Distinction tient sa place parmi mes bibles. R. Camus s’y colle (cela doit être aux environs de 1997), et en sort soufflé, avec exactement le genre de conclusion qu’il réprouve à longueur de page : il se pourrait bien que Bourdieu ait raison, mais il ne le faudrait surtout pas. Paradoxal, pour ce grand écrivain de la réalité dévoilée. (Je pourrais faire là un long développement sur le thème “le problème : Bourdieu et le libre-arbitre”, mais ce sera pour une autre fois.)

[2] Bizarrement, les passages où il le fait sont assez bons (ou plutôt me touche d’assez près), alors que parfaitement incongrus. C’est qu’il y est honnête.

[3] On le savait déjà bien sûr. Mais on aime bien s’apercevoir encore et à jamais.

Tout contre

Un temps j’espérais trouver chez les réactionnaires du web une pensée critique, ou même une pensée en mouvement. Mais non. Certains, tous peut-être, sont persuadés d’être libérés du carcan de la pensée unique. Ils ne le sont que de la pensée majoritaire, et encore, pas sur tous les fronts. Ils sont pris au piège du raisonnement inverse. Renaud Camus a au moins ça pour lui : ce qui le gêne dans la pensée unique n’est pas qu’elle serait fausse, mais qu’elle serait trop vraie, qu’elle pêcherait par excès de vérité. C’est ce qui la rend englobante, absolue, totalitaire : en un mot, unique.

Loin de suivre son exemple et de ramener de la nuance dans le champs de ruines, les réactionnaires du web s’attachent à construire leur propre pensée unique à côté de la précédente. Parmi eux les tièdes sont ridiculisés, les dissidences sévèrement punies. La ligne est contre, mais la pente est droite[1]. Bien sûr, on se félicite d’être plus cultivé que le voisin, ce qui est généralement vrai. Mais on s’accorde ce monopole un peu trop rapidement, et puis on s’en targue, on s’en brasse, on s’en émeut. Et on s’en félicite. On se distribue des palmes. On s’applaudit chaudement. Problème : à bien y regarder, question culture, on reste des nains. Et, pour le coup, des nains très ressemblants.

C’est ainsi qu’on trouve, sur l’auto-proclamée réacosphère, le même texte répété à l’infini, à quelques heureuses exceptions près (qui ont toujours pour caractéristique première l’humilité, soit dit pour rattraper les wagons du billet de la veille), où les mêmes récriminations prévisibles s’attaquent aux mêmes sujets, et usent pour ce faire des mêmes références, utilisées de la même façon dans les mêmes contextes. Muray par exemple, qui ne méritait vraiment pas ça, se voit régulièrement convié, soit pour son “envie de pénal”, quand il s’agit de pester sur la judiciarisation du monde, soit par son festivus, quand l’auteur mal-pensant s’attaque aux plumes dans le cul, ennemi particulièrement redoutable contre lequel il pourra exercer son rare courage.

Un procédé fréquent est commun à l’autre camp : construire son ennemi. Rien de tel qu’un adversaire servile, qui se fera le plaisir d’être détestable. Le dialogue imaginaire, genre tombé en désuétude pour une très bonne raison[2], du moins le croyait-on, revient en force, à la faveur des talents littéraires qu’on se prête ici ou là. C’est souvent plus subtil, et heureusement exempt de tout dialogue, mais le résultat est identique : en fait de géants, combattre des moulins, et se glorifier de les voir tourner en bourrique.

Je m’attends toujours, lorsque je tombe sur un de ces textes, à ce que quelques-unes des belles plumes et des esprits vifs que compte ce groupement l’étrillent en commentaire, se montrent pointilleux, exigent de la rigueur et hissent le pavillon de la raison souveraine. Loin de là : on laude, comme ailleurs. Aux grossiers montages photos, aux fieffés mensonges et aux raisonnements circulaires, nul ne trouve à redire, hormis les guignols d’en face, les rares qui s’aventurent en ces contrées inhospitalières où les autochtones les accueillent exactement de la même façon que si la situation était renversée. À se demander si l’idéal ne serait pas un réactionnaire plaidant pour l’islamisation de la France, ou une progressiste retirée au couvent.

Condition de la liberté : penser contre son camp.

Notes

[1] Si on m’avait dit, un jour, que je citerais du Jean-Pierre Raffarin, ou pas loin…

[2] On sait depuis Platon que c’est pénible à lire, niais, artificiel, et aussi éloigné de la vérité que pourrait l’être un univers où au-dessus d’une caverne transformée en salle de cinéma de quartier flotterait une sphère d’idées abstraites et toujours égales à elles-mêmes.

Retour en grâce

Je voulais écrire, afin de briser le silence, un texte sur le roman expérimental, armé de ma lecture du Broom de Wallace, texte dans lequel j’aurais rétracté plusieurs de mes profondes convictions sur l’inutilité du genre. J’y aurais indiqué, par exemple, que nous n’étions pas loin du Nabokov de Pale Fire, soit tout près du maître de l’ironie. Or, pour la pratiquer bien plus que de raison, j’avais pris l’ironie en haine en littérature. Ces deux-là m’ont réconcilié avec elle : ils démontrent qu’elle permet d’aller très loin dans la caractérisation, donc dans la profondeur, tout en conservant la légèreté[1] Les expérimentations de Wallace, le fait qu’il abdique toute vraisemblance, lui permet en réalité d’évoquer un nombre de thèmes impressionnant. C’est ce qui m’avait attiré, à une époque, vers le roman expérimental. Mais comme c’est là ma pente naturelle, je l’avais jugée mauvaise, tout comme pour l’ironie. Ô surprise, lorsque c’est brillamment fait, c’est pourtant excellent.

Mais tout cela est un peu loin maintenant. Comme je l’ai déjà écrit, plus ma vie est riche en événements, moins je la raconte. Ces deux derniers mois m’ont un peu bousculé. Aussi sautè-je à l’étape suivante : ma découverte de Simone Weil, qui vient d’emblée prendre sa place dans mon petit panthéon[2], aux côté du grand Nietzsche, dont elle partage plusieurs traits. Les sujets tout d’abord, puisqu’il s’agit de philosophie morale, et de Dieu. La fulgurance, bien sûr. Et cette capacité à nous hisser tout de suite sur les hauteurs, sans passer par de quelconques états intermédiaires qu’il s’agirait de franchir pour saisir la richesse du texte, ainsi que son corollaire : il est tout à fait possible, il est même hautement probable qu’une lecture distraite n’y saisisse rien du tout.

Tous les mouvements naturels de l’âme sont régies par des lois analogues à celles de la pesanteur matérielle. La grâce seule fait exception. Il faut toujours s’attendre à ce que les choses se passent conformément à la pesanteur, sauf intervention du surnaturel.

Deux forces règnent sur l’univers : lumière et pesanteur.

Pesanteur. D’une manière générale, ce qu’on attend des autres est déterminé par les effets de la pesanteur en nous ; ce qu’on en reçoit est déterminé par les effets de la pesanteur en eux. Parfois, cela coïncide (par hasard), souvent non.

Pourquoi est-ce que dès qu’un être humain témoigne qu’il a peu ou beaucoup besoin d’un autre, celui-ci s’éloigne ? Pesanteur.

Lear, tragédie de la pesanteur. Tout ce qu’on nomme bassesse est un phénomène de pesanteur. D’ailleurs le terme de bassesse l’indique.

L’objet d’une action et le niveau d’énergie qui l’alimente, choses distinctes. Il faut faire telle chose. Mais où puiser l’énergie ? Une action vertueuse peut abaisser s’il n’y a pas d’énergie disponible au même niveau.

Le bas et le superficiel sont au même niveau. Il aime violemment mais bassement : phrase possible. Il aime profondément mais bassement : phrase impossible.

Il y aurait tant à dire sur ce passage, et sur tout le reste aussi bien, que j’en suis désarmé d’avance. Simplement cela : distinguer aussi bien les motifs et les buts, saisir à ce point la pente[3] de l’homme, et ne pas se laisser abattre pour autant, ne pas se laisser attirer tout en bas, ce n’est rien d’autre que toute l’entreprise de Nietzsche, sa lutte contre le nihilisme. Lui a choisi comme arme l’art, l’esthétique. Elle choisit la grâce. Inutile de vous préciser de quel côté sera l’humilité.

Notes

[1] Jules, tu es donc sur la bonne voie.

[2] À tel point que, figurez-vous, j’ai lu deux fois la Pesanteur et la Grâce depuis la fin avril, dans une vieille édition 10/18 poussiéreuse en tout point semblable à celle de Par delà le bien et le mal qui m’avait tant transporté, back in 2000 et des poussières.

[3] Encore elle.

L'art de l'accroche

Most really pretty girls have pretty ugly feet, and so does Mindy Metalman, Lenore notices, all of a sudden.

David Foster Wallace, The Broom of the System, 1987, Penguins Books, page 1, première phrase. Bing.

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