Je voulais écrire, afin de briser le silence, un texte sur le roman expérimental, armé de ma lecture du Broom de Wallace, texte dans lequel j’aurais rétracté plusieurs de mes profondes convictions sur l’inutilité du genre. J’y aurais indiqué, par exemple, que nous n’étions pas loin du Nabokov de Pale Fire, soit tout près du maître de l’ironie. Or, pour la pratiquer bien plus que de raison, j’avais pris l’ironie en haine en littérature. Ces deux-là m’ont réconcilié avec elle : ils démontrent qu’elle permet d’aller très loin dans la caractérisation, donc dans la profondeur, tout en conservant la légèreté[1] Les expérimentations de Wallace, le fait qu’il abdique toute vraisemblance, lui permet en réalité d’évoquer un nombre de thèmes impressionnant. C’est ce qui m’avait attiré, à une époque, vers le roman expérimental. Mais comme c’est là ma pente naturelle, je l’avais jugée mauvaise, tout comme pour l’ironie. Ô surprise, lorsque c’est brillamment fait, c’est pourtant excellent.

Mais tout cela est un peu loin maintenant. Comme je l’ai déjà écrit, plus ma vie est riche en événements, moins je la raconte. Ces deux derniers mois m’ont un peu bousculé. Aussi sautè-je à l’étape suivante : ma découverte de Simone Weil, qui vient d’emblée prendre sa place dans mon petit panthéon[2], aux côté du grand Nietzsche, dont elle partage plusieurs traits. Les sujets tout d’abord, puisqu’il s’agit de philosophie morale, et de Dieu. La fulgurance, bien sûr. Et cette capacité à nous hisser tout de suite sur les hauteurs, sans passer par de quelconques états intermédiaires qu’il s’agirait de franchir pour saisir la richesse du texte, ainsi que son corollaire : il est tout à fait possible, il est même hautement probable qu’une lecture distraite n’y saisisse rien du tout.

Tous les mouvements naturels de l’âme sont régies par des lois analogues à celles de la pesanteur matérielle. La grâce seule fait exception. Il faut toujours s’attendre à ce que les choses se passent conformément à la pesanteur, sauf intervention du surnaturel.

Deux forces règnent sur l’univers : lumière et pesanteur.

Pesanteur. D’une manière générale, ce qu’on attend des autres est déterminé par les effets de la pesanteur en nous ; ce qu’on en reçoit est déterminé par les effets de la pesanteur en eux. Parfois, cela coïncide (par hasard), souvent non.

Pourquoi est-ce que dès qu’un être humain témoigne qu’il a peu ou beaucoup besoin d’un autre, celui-ci s’éloigne ? Pesanteur.

Lear, tragédie de la pesanteur. Tout ce qu’on nomme bassesse est un phénomène de pesanteur. D’ailleurs le terme de bassesse l’indique.

L’objet d’une action et le niveau d’énergie qui l’alimente, choses distinctes. Il faut faire telle chose. Mais où puiser l’énergie ? Une action vertueuse peut abaisser s’il n’y a pas d’énergie disponible au même niveau.

Le bas et le superficiel sont au même niveau. Il aime violemment mais bassement : phrase possible. Il aime profondément mais bassement : phrase impossible.

Il y aurait tant à dire sur ce passage, et sur tout le reste aussi bien, que j’en suis désarmé d’avance. Simplement cela : distinguer aussi bien les motifs et les buts, saisir à ce point la pente[3] de l’homme, et ne pas se laisser abattre pour autant, ne pas se laisser attirer tout en bas, ce n’est rien d’autre que toute l’entreprise de Nietzsche, sa lutte contre le nihilisme. Lui a choisi comme arme l’art, l’esthétique. Elle choisit la grâce. Inutile de vous préciser de quel côté sera l’humilité.

Notes

[1] Jules, tu es donc sur la bonne voie.

[2] À tel point que, figurez-vous, j’ai lu deux fois la Pesanteur et la Grâce depuis la fin avril, dans une vieille édition 10/18 poussiéreuse en tout point semblable à celle de Par delà le bien et le mal qui m’avait tant transporté, back in 2000 et des poussières.

[3] Encore elle.