Elle se tient droite, au milieu des putes, hérissant ses étroites chapelles triangulaires : Oude Kerk, la vieille église, la plus vieille de la ville. Son plan est absurde, fruit de nombreuses étapes de construction-reconstruction. Basilique très à l’origine, église-halle, elle en garde la longueur, et le beau berceau (maintenant triple). Une nef centrale, qu’on allongea d’un chœur presque aussi long qu’elle[1], si bien qu’elle dut avaler ses deux bas-côtés pour se donner de l’importance et s’adjoindre deux nefs latérales[2], l’élargissant d’autant. Mais ces nouvelles venues voulurent à leur tour rejoindre le chœur qui ne prolongeait alors que leur grande sœur, et établirent ainsi un déambulatoire tout autour de lui[3]. Puis naquirent les chapelles[4] Et enfin, un transept tard venu[5], et de là certainement les voûtes d’arêtes à la croisée. Le résultat est splendide, et très émouvant. Les trois berceaux parallèles, d’une belle hauteur, entièrement boisés, en chêne, sont partiellement recouverts de fresques écaillées, tandis que poutres de charpente et colonnes du chœur se parent en de rares endroits rescapés de motifs végétaux, artistement effacés par le temps, ce grand peintre de l’usure. Tout cela contraste vivement avec la vieille pierre blanche des murs, et plus encore avec les dalles noires du sol, toutes ou presque stèles funéraires, baroques et armoriées (lions et squelettes : les siècles ont trouvé le moyen d’occuper un enfant de quatre ans), si bien qu’on marche littéralement sur les morts, ou plutôt qu’ils nous portent[6]. Hormis son toit, ses poutres et ses colonnes, et bien sûr ses miséricordes mutilées par les Iconoclastes dont je n’ai pas pipé mot, cette vieille dame a de plus le bon goût de paraître au naturel, sans tableau au mur[7], sans ornement superflu, drapée seulement d’une digne sobriété qui m’a proprement ravit. La visite traîna.

Après un déjeuner sur le pouce, nous traversâmes le Centrum, jusqu’au Dam (la Dam?), pour voir Nieuwe Kerk, la petite nouvelle, et là, quelle déception[8] ! Cela n’a plus rien d’une église, d’ailleurs en son sein se trouve une boutique (et nous entendions ricaner les marchands du temple). Là les murs nus ne valent plus rien, la voûte est sans âme, le lieu proprement déshabité. Nous ne sommes pas allés plus loin que le cordon indiquant la limite de la visite payante. La boutique trouve ici sa fonction : elle permet au badaud de voir ce qu’il y a voir à l’œil, pour peu qu’il résiste aux cartes postales (ce qu’héroïques nous fîmes).

Victoire aux anciens, donc, contre les modernes, qui nous ont beaucoup déçus[9]. Et ce n’est pas Westerkerk qui nous rabibocha : le tombeau de Rembrandt, aux extérieurs engageants, nous a refusé l’entrée. La visite est payante (tout comme dans les deux autres) et ne peut de plus se faire que par petit groupe, ce qui promettait de l’attente et une atroce visite guidée ; mais surtout, elle n’est pas autorisée aux enfants ! Way to bring new blood, church ! Nous passâmes donc chemin. De toutes façons, l’intérieur n’avait rien de très captivant à première vue. Et puis nous avions vu la tombe de Saskia van Uylenburg, la femme de Rembrandt, dans Oude kerk[10]Les deux époux dans la même journée, cela aurait fait trop. (Ou Rembrandt nous en voulait-il, de lui avoir préféré sa femme?)

Notes

[1] En 1370.

[2] Nous voilà déjà en 1400. Comme le temps passe.

[3] 1460, au doigt mouillé.

[4] En Marignan.

[5] 1560 tout rond.

[6] Cela mérite même un lien (or vous savez que j’en suis très avare). Fascinant, isn’it? Et puis comme ça, vous aurez le plan

[7] Je dois ici avouer quelque chose : d’une part, je n’ai jamais trouvé qu’une église constituait un lieu pour la peinture. L’éclairage y est souvent mauvais. Quand ce n’est pas l’ombre qui enfouit tout détail, ce sont les reflets qui les masquent. D’autre part, les sujets chrétiens n’ont jamais été parmi mes favoris (même si les exceptions sont ici légion).

[8] Pas pour tout le monde : un grand artiste se tenait sur la place, déguisé en Batman. Joseph était ravi.

[9] Tel l’artiste de la note du dessus.

[10] Nous l’avions croisée une fois, sans vouloir nous vanter, à la Frick Collection, en particulier dans un vieux crayonné tardif où son air peu amène avait retenu notre attention (tardif, ou pas ? Internet et sa mémoire me disent « 1636 » et l’information a l’air bonne : la date est inscrite sur le dessin ; or Rembrandt n’avait que trente ans à l’époque, et Saskia vingt-quatre ! Ce n’était que six ans avant sa mort, soit, mais tout de même. Peut-être était-elle laide, tout bêtement ? Ça expliquerait que le maître n’ait pas voulu être enterré à ses côtés.). (Le dessin en question, histoire que vous vous rendiez compte. Et puis cet autre, au crayon, à l’encre et au fusain, pour lui rendre justice, puisqu’il est magnifique. Les âmes méchantes remarqueront qu’on y distingue mal son visage.)