Lycéen à Janson-de-Sailly, puis étudiant à Science Po, j’ai passé le plus clair des années 70 à mépriser le rock, à ne pas danser, à me saouler pour me donner une contenance et à rêver de devenir un grand écrivain. Politiquement, je penchais nettement à droite. Si on m’avait demandé pourquoi, j’aurais répondu, je suppose, par dandysme, goût d’être minoritaire, refus du panurgisme. On m’aurait étonné en me disant que, lecteur de Marcel Aymé et pourfendeur de ce qu’on n’appelait pas encore le “politiquement correct”, je reproduisais les opinions de ma famille avec une docilité qui aurait pu servir d’exemple pour illustrer les thèses de Pierre Bourdieu[1].

Emmanuel Carrère, Limonov, 2011.

Carrère parle de lui, bien sûr[2]. Et l’on s’aperçoit[3] qu’il y a bien sûr deux sortes de réactionnaires : par inclination ou par hérédité. Bête comme on est, on ne peut pas s’empêcher de mépriser les seconds, comme on méprise tout ce qui n’est que produit de son milieu. En réalité, il faudrait aussi mépriser les premiers, car il s’agit chez eux de “rejet” plutôt que d’inclination. Or, le rejet, c’est de l’hérédité négative. On n’échappe à pas Pierre Bourdieu. De plus, ces réactionnaires solitaires, ceux que, dans l’environnement familial, rien n’a préparé à tourner ainsi (ou plutôt : dont l’environnement familial aurait pu les pousser de l’autre côté par hérédité, hérédité qu’ils ont rejetée et qui définit négativement leur position actuelle), sont, tels de nouveaux riches, considérés comme des prolos par la bourgeoisie des réactionnaires bon teint, par ceux qui grenouillent en milieu royaliste, vont à la messe depuis l’enfance et n’ont qu’à piocher dans la bibliothèque paternelle pour trouver du Drieu La Rochelle. Ceux-là, ces héréditaires, ces seconds, méprisent en tout cas cordialement les premiers, ces tard venus, qui manquent de nuance, qui adoptent tout avec ferveur, excités qu’ils sont par la découverte de cet autre monde plus libre, où ils pourront, pensent-ils, enfin s’épanouir. Le fils à particule, lui, a perfectionné son art depuis dix ou vingt générations. Ses dadas sont d’ailleurs moins l’islam et la variété française que la Révolution qui tua not’ bon roi, ou même plus loin, plus régional, les terribles conséquences de la Guerre folle sur l’indépendance de la Bretagne. Il est donc bien plus stable sur ses appuis, bien plus sûr de lui, et, tout en évitant le fanatisme qui ridiculise ceux qui s’y versent, tombent dans un autre ridicule, celui de la cause perdue et du panache à bon compte, coupé du monde et de tout réalisme.

Toute culture ne s’acquiert qu’avec le temps, et sur plusieurs générations. Mais l’entretenir ne suffit pas. Il faut encore l’enrichir, ce qui est bien plus compliqué à faire quand on part de très haut.

Notes

[1] Pas étonnant que Bourdieu apparaisse ici : c’est l’image miroir parfaite pour les réactionnaires, le modèle obstacle officiel, communément haï (mais certainement pas lu), et il faut bien dire que, confit dans la graisse marxiste, il n’est pas toujours très ragoûtant. Mais pourtant, La Distinction tient sa place parmi mes bibles. R. Camus s’y colle (cela doit être aux environs de 1997), et en sort soufflé, avec exactement le genre de conclusion qu’il réprouve à longueur de page : il se pourrait bien que Bourdieu ait raison, mais il ne le faudrait surtout pas. Paradoxal, pour ce grand écrivain de la réalité dévoilée. (Je pourrais faire là un long développement sur le thème “le problème : Bourdieu et le libre-arbitre”, mais ce sera pour une autre fois.)

[2] Bizarrement, les passages où il le fait sont assez bons (ou plutôt me touche d’assez près), alors que parfaitement incongrus. C’est qu’il y est honnête.

[3] On le savait déjà bien sûr. Mais on aime bien s’apercevoir encore et à jamais.