De la journée d’hier il n’y a pas grand-chose à dire, bien que ce fût une très belles journée, du genre qui coule comme de l’eau. Elle se passa principalement à vélo, à errer dans le Joordan, à déjeuner en terrasse face à Noorderkerk. Nous commîmes une brève excursion plus proche du centre, dans Kalverstraat la bien-nommée, la rue des veaux, où défilent les enseignes habituelles. Dans le même ordre d’idée, nous sommes passés en toute fin d’après-midi devant la maison d’Anne Frank, et que croyez-vous qu’il y avait ? Deux cent mètres d’une belle ribambelle compacte d’aspirants visiteurs. Oh, comme on doit facilement s’imprégner de l’esprit des lieux (qu’on imagine exigus) dans ces conditions ! Le musée Van Gogh fait d’ailleurs miroiter le même genre d’attente, ce qui de mon point de vue le réduit maintenant à une attraction réservée aux agoraphiles chroniques, du moins durant la saison touristique. Dommage, j’aurais volontiers revu la Nuit étoilée[1]. Cependant la Rue en Provence du Kröller Mûller m’avait bien rassasié côté Van Gogh nocturne, et puis il y avait une version des Mangeurs de pommes de terre (bien qu’un peu sombre).

Aujourd’hui fut une variation sur le thème, avec tout juste quelques changements d’itinéraire. Le Vondel Park en long et en large, les docks à l’est d’Amsterdam Centraal. Nous avions rendez-vous à six heures devant la Westerkerk, avec des amis d’É., charmants tous les deux. Nous les menâmes dans le Joordan pour déguster une honnête bouteille de Prosecco, après quoi nous fûmes gaillardement invités tous quatre autour d’une bouteille de cidre par un breton habitant le quartier depuis trente ans et son ami, breton itou, en moins bretonnant. Je crois avoir gagné toute l’affection d’Yves, le premier, et donc son invitation générale et bonhomme, en évoquant la Vieille lorsqu’il nous apprit qu’il venait de l’île de Sein. Le deuxième larron, son ami Éric, était un cas tout à fait particulier. Il oscille entre quinze et vingt joints par jour, de l’herbe la plus forte qu’on puisse se procurer ici (ce qui est beaucoup dire). Il dispose à cet effet d’une ordonnance d’un médecin, et ne débourse pas un sou pour s’assouvir, grâce à et à cause d’un obscure “maladie du cerveau”, qui le poursuit depuis quinze ans. Il en attribue la responsabilité au crash du vol 1862 qui se produisit non loin de chez lui. Les autorités sanitaires ne sont pas de cet avis, mais il semble qu’il y ait débat à ce propos. Existe donc une infime chance pour que son explication ne soit pas fantaisiste[2]. Il m’a paru en parfaite santé physique, musclé, bronzé, certainement pas vif, mais très attachant.

De son propre aveu, il s’était d’abord rendu en Hollande en vacances, pour ses coffee shops, il y a plus de vingt ans. Il n’en est plus jamais reparti, tout comme il ne doit plus être redescendu depuis un bail (ou deux baux). Il avait l’œil trouble bien sûr, mais curieusement profond, sans être profond parce que trouble. Il parlait un hollandais parfait et n’avait probablement reçu aucune éducation. Il était chaleureux. Il détestait les homosexuels, de même que les noirs et les jaunes (ainsi que rapporté par Yves, qui lui reprochait visiblement ces opinions mauvais genre, sans parvenir à lui en vouloir vraiment : voilà l’amitié). Il devait se faire opérer très prochainement du cerveau, une troisième fois, avant de rentrer en France en novembre. Son divorce ne lui avait pas trop réussi, mais il avait rencontré une nouvelle femme depuis quelques semaines, une brésilienne qui l’avait engagé pour refaire sa salle de bains. Cela compliquait cruellement les choses et lui déclenchait un sourire ahuri de bonheur pur.

Il a deux enfants qui vivent à Amsterdam avec leur mère colombienne, et une troisième fille de vingt-cinq ans, qu’il n’a jamais rencontrée. Peut-être était-ce là la raison de son départ (ou plutôt de son non-retour). Cela m’a paru tellement étrange que je n’ai posé aucune question à ce propos. Que ressent-on pour un enfant, lentement devenu adulte depuis, et qu’on n’a jamais vu ? On compte son âge, en tout cas.

Nous laissâmes Yves et Éric à leur vie et déambulâmes longuement au hasard, à la recherche d’une terrasse pour nous accueillir, mignonne de préférence, et dans une certaine fourchette de prix, tels des adolescents idéalistes en goguette. La réalité nous infligea à chacun un plat de lasagnes tout juste comestibles. C’était ça ou les meatballs.

Le retour en vélo le long de Prinsengracht (où se tenait une scène, montée sur l’eau) et Kinker straat fut un délice feutré : les touristes avaient déguerpi. L’air doux. La musique montant des quais enfin déserts. La ville rendue à ses habitants. D’ailleurs, nous partons demain.

Notes

[1] Ah, mais j’apprends à l’instant qu’il n’y est plus ; elle a rejoint le MoMa, où j’ai dû la rater (à moins que je confonde ? Grandement possible… Mais la Nuit étoilée a bien été exposée à Amsterdam ! Bénéfice du doute ? Non, mieux vaut se contenter du certain : La Chambre à coucher, et surtout les deux Champs de blé côte à côte, aux corbeaux et sous un ciel d’orage. Voilà des tableaux qui me manqueront.).

[2] Ou, plus exactement, qu’elle soit vraie, bien que fantaisiste.