Lisez, lisez, il en restera toujours quelque chose
C'est surtout moi qui lis, et qui écris sur ce que je lis, mais vous, lisez quand même !
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L'Anomalie
Ces derniers jours, j’ai lu l’Anomalie de Hervé Le Tellier, que j’ai trouvé très sympathique. Un peu méta, mais très drôle et divertissant — c’est pourquoi je vous en parle.
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Souviens-toi, Jérusalem
Depuis la fantastique Zouleikha j’ai donc lu en alternance Jerusalem et Jérusalem. Le premier, celui de Simon Sebag Montefiore (l’auteur de la meilleure biographie de Staline, si le sujet vous botte), était parti avec moi dans ma caisse de livres, j’en avais lu le prologue d’un œil distrait, mais là je lui ai consacré peu ou prou les deux derniers jours pour lire tout ce qui concernait la période des débuts jusqu’à Jésus et un peu au-delà (les derniers Hérode, Titus, la chute du temple). Le prologue m’avait fait un peu peur, j’avais eu l’impression qu’il s’agissait plus de mise en scène de l’histoire que d’histoire proprement dite, et bien pas du tout : fichu bon livre, passionnant, sourcé, à jour, précis et pourtant haletant. Fantastique travail de synthèse historique (mes prefs). Il ne va pas rester sur ma table de nuit longtemps, celui-là.
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Zouleikha ouvre les yeux
J’ai lu Zouleikha ouvre les yeux, de Gouzel Iakhina, une autrice tatare dont je n’avais jamais entendu parler. Et c’était fantastique, sur de très nombreux plans. (J’intercale une petite critique déjà rédigée ailleurs, que ceux qui l’ont déjà lue là-bas me pardonnent. Elle est légèrement modifiée, si ça peut vous donner envie de la relire.)
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Baumgartner
J’ai lu Baumgartner, de Paul Auster, et je l’ai trouvé splendide. Sans doute en partie parce que je savais tenir entre les mains ce qui serait probablement son dernier livre (il y en a peut-être encore dans les tiroirs, mais pas sûr). J’ai beaucoup lu Auster depuis le début de ma vie adulte et même un peu avant, c’est ainsi une page qui se referme aussi pour moi, et figurez-vous que ce livre, et c’est un peu magique, parle justement de pages qui se tournent, de la vieillesse et des dernières choses, et puis comme d’habitude de ces choix minuscules qui font basculer la vie. C’est beau, c’est touchant, c’est bref et c’est puissant. Je ne sais pas ce qu’il évoquera pour ceux qui le liront comme ça en passant. Sans doute est-ce un peu court. Sans doute pas grand-chose. C’est poignant, c’est vif, c’est plein de souffle, c’est du grand art ai-je envie de dire, mais sa lecture m’a tellement touché par une quantité de voies qui n’y sont pas du tout ou en tout cas qui n’y seront pas du tout pour tout le monde, qui en réalité sont des échos, des retours, des résonances, que sans doute y ai-je mis beaucoup trop. C’est un livre très simple, le livre très simple qu’un grand auteur a mis toute une vie à écrire, parce qu’il faut avoir beaucoup vécu et beaucoup écrit pour savoir raconter une histoire aussi simplement, pour ouvrir autant de voies avec si peu de mots. C’est terrible parce qu’il pourrait s’agir de son livre le plus lumineux et les circonstances le rendent complètement tragique, infiniment triste et presque douloureux. Pour le moment.
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Urgences Steinbeck
Durant mes quelques heures d’attente aux urgences vendredi, j’ai bon an mal an réussi à lire une petite centaine de pages de Grapes of Wrath, que j’avais tiré de la bibliothèque un peu au pif (enfin, “au pif”, on se comprend) en catastrophe pour avoir quelque chose à lire. Je l’avais lu en français il y a, pfiou, trente ans ? quelque chose comme ça. Mon dieu quel auteur. Quelle claque. Un chapitre entier absolument magnifique et passionnant, plein de tension et de beauté, sur une tortue qui traverse la route. Une nuit au clair de lune où on entend le moindre cri d’animal et on ressent le moindre mouvement de l’âme. Des personnages tous plus vrais que nature, tous à hauteur d’homme, tous lisiblement nés de la terre et pétris par la vie, tous pourvus de leur langage propre. (D’ailleurs, accrochez-vous pour l’anglais, pour le coup ; c’est très souvent phonétique et mon argot rural de l’Oklahoma n’était pas au niveau au début bizarrement, il a fallu s’habituer beaucoup.)
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Le grand détour
Dans mes lectures de vacances, outre Sur les falaises de marbre de Jünger que je n’ai pas lu pour la troisième année consécutive, Duras que j’ai retrouvée avec plaisir et intérêt dans le Vice-Consul malgré l’étrangeté et ce presque formalisme un peu inhabituel chez elle, Louatha qui m’a un peu déçu avec son 404 très en dessous des Sauvages, quelques bonnes idées toujours dans les thèmes qui lui sont chers mises à part, et Bataille qui m’a causé quelques fous rires en belle-famille avec son Histoire de l’œil aussi grossièrement provocateur, j’ai fait une très, très grosse découverte : Le Détour, de Luce d’Eramo, que je vous conseille aussi chaudement que possible. C’est d’une beauté farouche et d’une vérité crue, c’est de l’écriture sur soi comme on en fait trop peu, c’est un fragment d’histoire essentiel et un témoignage de première main, d’une honnêteté telle qu’elle se remet elle-même constamment en question et se demande quand, comment et pourquoi ses souvenirs lui reviennent, ses souvenirs de jeune fille de bonne famille fasciste de la République de Salo engagée volontaire dans un camp de travail en Allemagne en 44, puis déportée à Dachau dont elle parvient à s’enfuir, et je vous passe les mille détails passionnants. C’est d’une précision chirurgicale, d’une poésie désarmante de naturel et d’une lucidité, d’une limpidité de pensée si pures qu’on en ressort comme éclairé.
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Là-haut sur la montagne
La claque de l’été aura été la lecture de Go Tell It on the Mountain de James Baldwin, que je rapporte ici pour le plaisir égoïste d’augmenter la pile de documentation de @Dithral (Benoît), du moins s’il n’a pas déjà dévoré toute son œuvre : c’est bien simple, on ne peut pas faire plus Harlem 1924.
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La carte et le territoire
Houellebecq est décidément un auteur important. Ce livre, comme l’indique son titre, est tout entier une expérience de point de vue, un roman cartographique, une façon de donner du sens au réel non par son contenu, qui n’est qu’un informe fouillis, absurde et violent, mais par son organisation (“la carte est plus importante que le territoire”). Ce n’est d’ailleurs pas vraiment un roman, et Houellebecq, le personnage Houellebecq, nous le dit clairement : il ne veut plus rendre compte du monde comme narration (mais comme juxtaposition, ajoute-t-il, ce qui est plus énigmatique). Bien sûr, on peut le décrire comme un roman, le raconter, ce que ne se prive pas de faire l’éditeur dans le texte de quatrième (sûrement aussi l’auteur ; j’imagine qu’il y a au moins fourré son nez), mais ce texte, qui se trompe déjà sur ce point, se trompe sur un autre. Il contient une erreur manifeste, un adjectif résolument faux : classique.
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Flaubert et les voix
Flaubert[1] est un auteur exceptionnellement rapide. On saute une ligne ; une année a passé. C’est aussi le maître du propos rapporté, du style indirect. Il va jusqu’à maltraiter la chronologie des événements historiques pour donner l’occasion à ses personnages d’évoquer leurs thèses et de parler du monde tel qu’il va ; ils deviennent alors, non pas la voix de l’auteur, mais ses yeux : ce qu’il a vu, et ils parcourent ou forment le spectre des opinions d’alors, titres de journaux orientés à l’appui. L’auteur Flaubert est une panoptique.
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Comme je disais l'autre jour...
J’ai résumé L’Étranger, il y a longtemps, par une phrase dont je reconnais qu’elle est très paradoxale : “Dans notre société tout homme qui ne pleure pas à l’enterrement de sa mère risque d’être condamné à mort.” Je voulais dire seulement que le héros du livre est condamné parce qu’il ne joue pas le jeu. En ce sens, il est étranger à la société où il vit, où il erre, en marge, dans les faubourgs de la vie privée, solitaire, sensuelle. Et c’est pourquoi des lecteurs ont été tentés de le considérer comme une épave. On aura cependant une idée plus exacte du personnage, plus conforme en tout cas aux intentions de son auteur, si l’on se demande en quoi Meursault ne joue pas le jeu. La réponse est simple : il refuse de mentir.
Mentir ce n’est pas seulement dire ce qui n’est pas. C’est aussi, c’est surtout dire plus que ce qui est et, en ce qui concerne le cœur humain, dire plus qu’on ne sent. C’est ce que nous faisons tous, tous les jours, pour simplifier la vie. Meursault, contrairement aux apparences, ne veut pas simplifier la vie. Il dit ce qu’il est, il refuse de masquer ses sentiments et aussitôt la société se sent menacée.
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Yom Kippour
Just so we form our decision upon the deepest of all philosophic problems: Is the Kosmos an expression of intelligence rational in its inward nature, or a brute external fact pure and simple? If we find ourselves, in contemplating it, unable to banish the impression that it is a realm of final purposes, that it exists for the sake of something, we place intelligence at tile heart of it and have a religion. If, on the contrary, in surveying its irremediable flux, we can think of the present only as so much mere mechanical sprouting from the past, occurring with no reference to the future, we are atheists and materialists.
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La distinction
Lycéen à Janson-de-Sailly, puis étudiant à Science Po, j'ai passé le plus clair des années 70 à mépriser le rock, à ne pas danser, à me saouler pour me donner une contenance et à rêver de devenir un grand écrivain. … Politiquement, je penchais nettement à droite. Si on m'avait demandé pourquoi, j'aurais répondu, je suppose, par dandysme, goût d'être minoritaire, refus du panurgisme. On m'aurait étonné en me disant que, lecteur de Marcel Aymé et pourfendeur de ce qu'on n'appelait pas encore le “politiquement correct”, je reproduisais les opinions de ma famille avec une docilité qui aurait pu servir d'exemple pour illustrer les thèses de Pierre Bourdieu[1].
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Retour en grâce
Je voulais écrire, afin de briser le silence, un texte sur le roman expérimental, armé de ma lecture du Broom de Wallace, texte dans lequel j'aurais rétracté plusieurs de mes profondes convictions sur l'inutilité du genre. J'y aurais indiqué, par exemple, que nous n'étions pas loin du Nabokov de Pale Fire, soit tout près du maître de l'ironie. Or, pour la pratiquer bien plus que de raison, j'avais pris l'ironie en haine en littérature. Ces deux-là m'ont réconcilié avec elle : ils démontrent qu'elle permet d'aller très loin dans la caractérisation, donc dans la profondeur, tout en conservant la légèreté[1] Les expérimentations de Wallace, le fait qu'il abdique toute vraisemblance, lui permet en réalité d'évoquer un nombre de thèmes impressionnant. C'est ce qui m'avait attiré, à une époque, vers le roman expérimental. Mais comme c'est là ma pente naturelle, je l'avais jugée mauvaise, tout comme pour l'ironie. Ô surprise, lorsque c'est brillamment fait, c'est pourtant excellent.
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L'art de l'accroche
Most really pretty girls have pretty ugly feet, and so does Mindy Metalman, Lenore notices, all of a sudden.
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Écho
Il était très bon comme amateur, mais il n’avait ni l’envie ni le goût d’y consacrer sa vie.
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En vérité je vous le dis
Cette puissance, cette espèce d’hommes, je veux l’appeler par son nom — je veux parler des philistins cultivés.
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Salut l'artiste
[Le talent] est le produit vivant d’une certaine complexion morale où généralement beaucoup de qualités font défaut et où prédomine une sensibilité dont d’autres manifestations que nous ne percevons pas dans un livre peuvent se faire sentir assez vivement au cours de l’existence, par exemple telles curiosités, telles fantaisies, le désir d’aller ici ou là pour son propre plaisir, et non en vue de l’accroissement, du maintien, ou pour le simple fonctionnement des relations mondaines.
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La réalité dépasse la fiction, ou le contraire...
Est-ce que Jonathan Dante, père de Bruno Dante, dans Rien dans les poches[1], est l’alter ego de John Fante, père de Dan Fante dans la Vraie Vie™ ? On s’y croirait, en tout cas. Diabétique pareil, amputé itou, aveugle également. Mais alors, pourquoi ne pas dire franchement qu’il parle de son père ? (Et de lui, aussi bien.) Parce qu’il n’a rien de beau à dire. Parce qu’il préfère le vrai au beau[2], et que le vrai est à la limite du supportable (et certainement bien au-delà pour ceux qui l’ont connu). Il lui fallait le rempart de la fiction pour aborder le sujet de son père, et de sa propre déchéance.
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Les jours heureux
Un soleil radieux ébloui Paris depuis quelques jours et je me vois donc obligé, si je veux tenir ma parole, de revenir sur Joseph de Maistre. Je ne l’ai pas relu depuis, tout ceci sera donc fait de mémoire – savamment ruminé.
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Nihil novi sub sole
Monsieur de Listomère se saisit de la Gazette de France, qu’il aperçut dans un coin de la cheminée, et alla vers l’embrasure d’une fenêtre pour acquérir, le journaliste aidant, une opinion à lui sur l’état de la France.
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Le diable dans le détail
En ce moment, le comte et le médecin étaient arrivés au coin de la rue de la Chaussée-d’Antin. Un de ces enfants de la nuit, qui, le dos chargé d’une hotte en osier et marchant un crochet à la main, ont été plaisamment nommés, pendant la révolution, membres du comité des recherches, se trouvait auprès de la borne devant laquelle le président venait de s’arrêter. Ce chiffonnier avait une vieille figure digne de celles que Charlet a immortalisées dans ses caricatures de l’école du balayeur.
— Rencontres-tu souvent des billets de mille francs, lui demanda le comte.
— Quelquefois, notre bourgeois.
— Et les rends-tu ?
— C’est selon la récompense promise…
— Voilà mon homme, s’écria le comte en présentant au chiffonnier un billet de mille francs. Prends ceci, lui dit-il, mais songe que je te le donne à la condition de le dépenser au cabaret, de t’y enivrer, de t’y disputer, de battre ta femme, de crever les yeux à tes amis. Cela fera marcher la garde, les chirurgiens, les pharmaciens ; peut-être les gendarmes, les procureurs du roi, les juges et les geôliers. Ne change rien à ce programme, ou le diable saurait tôt ou tard se venger de toi.