My Absolute Darling
Nouveau concept : je vais live-touitter ma lecture. Attention, ç a va être haletant.
1/ J’y suis rentré sans rien savoir, et je dois dire que la thématique m’a surpris au début. On a je crois peu de livres dont le narrateur est une ado de 14 ans, et encore moins une ado comme ça.
2/ Si bien que je regrette presque qu’il ne s’agisse pas d’une ado “normale”. Sans vous dévoiler le truc, disons qu’elle grandit dans une famille dysfonctionnelle. #Euphémisme
3/ C’est écrit dans une langue curieuse et très bien traduit par Laura Derajinski, je dois dire. Au bout d’une petite centaine de pages, même un gros relou comme moi (bien moins doué, bien plus relou) n’a pas trouvé grand-chose à lui reprocher.
4/ Les “détails intriqués” d’une statue qui transposent trop “intricate details”, et c’est à peu près tout.
5/ C’est d’autant plus remarquable que c’était un beau défi, en raison du premier truc que je pourrais reprocher à l’auteur : son obsession de la précision botanique.
6/ Plus largement, il y a une volonté double de rudesse et de précision dans le style : vocabulaire juste, au cordeau, richesse du lexique, des tons, des textures, mais jamais de relatives. Des phrases au présent, des juxtapositions à coup de virgules.
7/ Je ne suis pas sûr d’adhérer totalement, mais je comprends l’idée. L’auteur fait même une blague à ce propos quand interviennent deux jeunes types parfaitement banals dont l’un déclare que, chez D.H. Lawrence, les personnages meurent dans des subordonnés.
On sent qu’il a réfléchi à cette question, et que ça le choque que les choses graves soient dites en tiroirs. Mais l’ultra-précision de ses descriptions est aussi une forme de sophistication qui jure avec le thème.
9/ Avec lui (Garbiel Tallent, by the way), on la rugosité de McCarthy avec les enluminures de Quignard, voyez ?
10/ Est-ce que ça marche ? Pas sûr. Il y a une dissonance, et j’ai tendance à penser que les phrases proustiennes, pour aller vite, càd dont on sait pas à l’avance où elles vont nous emmener, sont plus puissantes.
11/ Je comprends l’idée, cela dit. Et ça se lit rudement bien. En refermant le livre ce soir, j’ai vu que Stephen King nous le recommandait chaudement. C’est exactement ça (avec plus de houlques laineuses et de flouves odorantes).
12/ J’ai bien avancé hier dans ma lecture, toujours aussi plaisante. J’achoppe un peu sur les insultes, trop systématiques pour être honnêtes. Et je ne suis pas fan de “connasse” pour traduire “bitch”, ici, justement parce qu’il y en a trop. Connasse est trop lourd.
13/ Mais c’est un détail. J’aime vraiment quand ses descriptions fonctionnent. Comme ce retour de plongée ou, après une pirouette, elle remonte dans le tourbillon de sa propre chevelure.
14/ On voit tout à fait ce qui se passe, on sent la masse de cheveux à la traîne de ses mouvements, qu’elle transperce en remontant. C’est ce qu’on pourrait appeler une poétique de la précision. Il y en a d’autres du même genre, qui fonctionnent très bien.
15/ Le problème, c’est quand ça ne fonctionne pas. Le catalogue de pièces des armes à feu, par exemple (même si c’est aussi parce que mon expérience des armes à feu est inexistante). Plus certainement, la maison de Marty est, je crois, trop compliquée.
16/ C’est une vieille bicoque en bois qui craque de partout. Elle devrait être très simple, mais elle est si biscornue qu’on ne parvient pas à suivre les déplacements complexes de Turtle, surtout quand elle cherche à éviter Marty.
17/ Je crois que l’auteur se laisse parfois prendre à son propre piège. Ses idées sont tellement précises qu’il pense que toutes pourront se décrire. Or, je ne crois pas.
18/ C’est parfois efficace de redonner sa complexité au monde, de parler de sumac et de ronces parviflores plutôt que de mauvaises herbes, parce que ça l’enrichit. Mais ses descriptions de mouvements, de lieux, l’embrouilleraient plutôt.
19/ En revanche, il est rare de tomber sur d’aussi belles scènes d’incomunnicabilité (parfois littérale). C’est souvent mal fait, artificiel. Pas là. La rencontre fortuite entre Turtle et Anna fonctionne à merveille. On l’entend ne pas l’entendre.
20/ On a plus tard un passage intéressant qui souligne, presque trop, la relation de Turtle aux mots. Son grand-père lui explique qu’il ne faut pas confondre les mots et la chose, que les mots enferment et que les yeux libèrent.
21/ Il la pousse à décrire dans le moindre détail ce qui l’entoure, les formes, les couleurs, les structures, à ne pas se contenter de savoir comment cela s’appelle. C’est très clairement une préoccupation de l’auteur, qui se donne beaucoup de mal pour qualifier.
22/ Mais c’est aussi le cœur de la contradiction que je pointais plus haut : le vocabulaire, botanique et mécanique surtout, est d’une précision diabolique. Et c’est parfait, justement parce que nommer les choses les fait souvent passer de l’invisible au visible.
23/ La description de la nature californienne d’American Darling est très émouvante pour ça. Je n’avais pas eu autant envie de visiter la Californie depuis À l’Est d’Eden (le plus beau livre du monde, pour qui l’ignorerait).
24/ Or, tout tient à cette formidable capacité que l’auteur a de nommer. Au contraire de son personnage. La focalisation est ici plutôt problématique.
25/ Enfin, je maintiens que privilégier le statique de la phrase au dynamique (le syntagme à la syntaxe, si vous voulez) nuit au livre à plusieurs endroits.
26/ Par exemple, j’ai beaucoup de mal à visualiser la manière dont Jacob et Turtle se débrouillent pour faire du feu sur leur rocher perdu. C’est ballot, parce que c’est vraiment le cœur du propos.
27/ C’est tout à l’honneur du livre de parvenir à être beau et palpitant malgré ce gros défaut.
28/ Je passe directement à la fin, ça me permettra de finir sur des éloges, que le livre mérite. L’épilogue est trop long, et les deux métaphores qui l’occupent, le faon et le potager, bien trop téléphonées. Quel dommage de finir dans la banalité.
29/ C’était annoncé par la scène précédente, cependant. J’avais tellement apprécié cette présence écrasante des armes sans que pas une ne fasse feu sur un être humain. Et patatras. Canardage.
30/ Après l’aventure de l’îlot, la nature se retire. On bascule chez l’homme, dans le vice. C’est là que se situe la rupture : de la littérature, on glisse doucement vers le cinéma. Aurait-ce fait un bon film ? Peut-être. Mais la littérature n’y gagne plus rien.