Une des règles fondamentales de la narration, et par extension de la traduction évidemment, c’est, eh bien, le narrateur. Qui parle ? Cette question paraît simple mais elle est d’une complexité presque infinie, en réalité. Pendant longtemps, en roman, on a cru que le narrateur devait être incarné, nécessairement. C’était étrange parce que ce n’est pas le cas dans les autres récits, typiquement dans les récits mythologiques. Les récits mythologiques n’ont pas de narrateur. Les contes pas vraiment non plus. Plus exactement (vous me voyez peut-être venir), ils adoptent ce qu’on appelle une focalisation zéro : le récit sait tout, entend tout, voit tout, il sonde les reins et les cœurs, il décrit même ce que les protagonistes ne peuvent pas voir, etc., précise des pensées, souligne des émotions, tout. Il n’a pas de point de vue, façon de dire qu’il les a tous à la fois.

Mais, bizarrement, le roman a introduit ça, à un moment, circa Cervantes : le narrateur. Le point de vue. Celui qui raconte l’histoire et qui ne sait pas tout. Qui dit ce qu’il voit, par exemple, et jamais rien de plus. On est dans sa tête, on voit par ses yeux, on pense avec ses mots. Dans ce cas là, on parle de focalisation interne.

Bien vite, une variante est apparue (je dis bien vite mais en vrai c’est au XVIIIe et pas vraiment avant) : la focalisation externe. On raconte toujours l’histoire d’un certain point de vue, mais on s’autorise à aller un peu au-delà, par exemple à décrire ce que le protagoniste ne voit pas, sans jamais toutefois quitter tout à fait son point de vue. Marie ne voit pas approcher George derrière elle, pourtant le récit le précise. Cependant le récit — cette partie du récit du moins — ne la quitte pas. On reste avec elle. “Cette partie du récit” parce que, évidemment, on peut très bien, dans le même livre enchaîner les points de vue. Eh oui, pourquoi s’en priver ? Et c’est ainsi que va débarquer, au XIXe je dirais mais franchement prenez toutes mes dates et mes repères historiques avec de grosses pincettes, je n’ai pas étudié la question de près, c’est ainsi qu’on voit débarquer disais-je donc le narrateur moderne. Celui-là, il fait un peu ce qu’il veut, en particulier, il peut même donner de la voix. Dire précisément ce qu’il pense lui (attention, ce n’est toujours pas l’auteur pour autant, seulement le narrateur, même si les deux se confondent parfois). Puis passer à Marie, et se focaliser sur elle. Puis sauter vers Georges. Et revenir à Marie. Ce narrateur emploie donc toutes les focalisations à la fois : lui, c’est le zéro, les autres sont les internes et les externes, et il jongle entre toutes.

Je ne vous apprends probablement rien, navré, ce sont sûrement des portes ouvertes que j’enfonce là, mais sait-on jamais ? Ce sont peut-être aussi des fenêtres. Des fenêtres ouvertes sur des aspects de l’art du récit que vous n’envisagiez pas ? Comment le saurais-je ? Bref.

Le narrateur moderne est en gros toujours d’actualité, on le rencontre encore beaucoup, il fonctionne très bien, mais il est un peu embêtant parfois, un peu encombrant, on aime bien aussi quand il s’efface, quand il n’y a plus que les protagonistes, qu’on passe de points de vue en points de vue sans jamais repasser par le zéro. Si je devais donner un jalon pour ça, au moins en France, je dirais que c’est Flaubert le premier à maîtriser parfaitement ça. Mais en vrai les Russes du XIXe en sont friands aussi, Dostoïevski surtout.

Et les auteurs, particulièrement américains, de la fin du XXe siècle, adorent tellement ça qu’ils nous en ont déclenché une petite épidémie : la multiplication des points de vue. Plein de protagonistes, plein de focalisations, et on saute de l’une à l’autre, souvent chapitre après chapitre. Un, Marie, Deux, Georges, Trois, Martine, et on recommence, Quatre, Marie, Cinq, Georges, Six, Martine et voilà qu’en Sept Jacques donne de la voix, vous voyez l’idée. Vous en avez lu plein des comme ça. Je ne vais pas dire que c’est nul ou quoi que ce soit de ce genre, il n’y aucune raison pour que ce soit moins bien que n’importe quelle autre façon de faire a priori, mais je vais dire que moi, personnellement, j’en ai un peu marre. C’est souvent très artificiel, conçu pour saucissonner le récit en petites parties addictives avec cliffhangers presque systématiques à la fin, sans toujours apporter beaucoup de sens, beaucoup de profondeur. Surtout, ça s’expose à un risque grave (du point de vue du lecteur) : le point de vue préféré. On adore Martine, on déteste Georges et Marie ça va mais c’est pas ouf. Et ça rend la lecture frustrante, la mienne en tout cas. Ça casse son rythme. J’accélère quand c’est Georges, je ne veux surtout pas finir Martine, et Marie ça va mais c’est pas ouf. Je suis à peu près certain qu’un livre vous a déjà fait ce coup-là.

Ce n’est peut-être pas évident à première vue, mais le point de vue implique une certaine maîtrise “technique” pour être rendu à la fois implicite (pas besoin de le souligner à gros traits), clair (on ne s’embrouille pas, on sait qui parle, qui voit) et fluide (on passe d’un point de vue à l’autre sans à-coups). C’est impossible à résumer rapidement, mais essayons d’éclairer tout de même deux trois trucs, en particulier pour la focalisation interne. À Marie, il lui semblera que Georges ment. Si on est dans le point de vue de Marie et qu’on dit “Georges ment”, il faut faire bien attention, parce que le lecteur va se demander si c’est Marie qui le pense ou si c’est le narrateur zéro qui le dit. Si Martine parle, elle remarque le geste de Marie, au moins de temps en temps, en particulier quand on veut précisément poser le point de vue. Mais quand il l’est déjà, ça devient lourd. On en a marre de s’entendre préciser que Martine voit ci et entend ça. Dis-nous juste ci ou ça, ça suffira. Bref, je n’ai pas trop le temps de détailler les mille façons de jouer avec ça (et surtout de se planter), tout cet énorme pavé imprécis n’avait en réalité qu’un seul but : parler de Jaume Cabré.

Parce qu’il y a un maître, un génie, un artiste du point de vue, et c’est Jaume Cabré, un auteur catalan dont je suis particulièrement friand, qui a par ailleurs le bon goût d’être magnifiquement traduit par Bernard Lesfargues (et plus récemment Edmont Raillard). Et Jaume Cabré, son truc, c’est de tous les mélanger, les points de vue. Dans le même chapitre, évidemment, mais ça c’est facile, tout le monde fait ça. Mais aussi dans le même paragraphe. Surtout, souvent : dans la même phrase. On passe de l’un à l’autre, en plein milieu, paf ! Comme ça. Je vous donnerai des exemples quand j’aurais le temps, mais c’est en réalité assez difficile, parce que, évidemment, ça donne des trucs pas évidents du tout au premier abord. Il faut vraiment rentrer dedans pour bien comprendre, pour bien saisir les points de vue et leurs changements.

Mais une fois que c’est fait, c’est magique. C’est un acte de confiance totale de l’auteur à ses lectrices et ses lecteurs et c’est absolument jouissif, parce que, évidemment, c’est très, très bien fait. Magnifique. Pile le petit mot au bon endroit pour qu’on comprenne, le petit détail, le minuscule pronom ou bien le ton lui-même et ça y est, on comprend, on a sauté dans une autre tête, et on décrit comme ça un récit choral, vraiment choral, plutôt que ces pénibles litanies de points de vue échangés à un rythme soporifique. Un concert de jazz. C’est intense, c’est prenant, captivant, et comme en plus c’est un homme bon et vrai et qu’il a l’œil et le cœur à la bonne place, qu’il raconte des histoires bouleversantes et terriblement humaines, eh bah c’est proprement génial.

Voilà, c’était mon point de vue. Lisez Jaume Cabré.