La Végétarienne
Je sais si peu de choses de la Corée qu’en dresser la liste complète ne prendrait qu’une ligne ou deux, une ligne ou deux ridicules pour un pays dont une prodigieuse somme de culture, artistique, culinaire, cinématographique, politique, littéraire, est issue, évidemment. Dans cette liste figurerait Bong Joon-ho, quelque part entre Old Boy et le bibimpap, Bong Joon-ho dont le cinéma m’émeut beaucoup en grande partie parce que je ne le saisis pas entièrement. Il y a, dans ses films, d’énormes espaces souvent très beaux et pour moi entièrement vierges et ainsi source d’émerveillement.
La Végétarienne de Han Kang m’a fait un peu cet effet-là, ajoutez donc au ridicule de ma liste l’outrecuidance d’en rapprocher deux éléments. J’avais déjà lu d’elle Celui qui revient, qui m’avait fait grande impression, mais que j’avais trouvé dur à lire, dur à suivre, dur à assimiler, dur à saisir. C’est encore un peu le cas, mais pour de tout autre raisons. Il est certainement dur à lire par ses thématiques, violence familiale, anorexie morbide, tentative de suicide, sexualité étrange, viol conjugal et, de manière générale, imposition d’une volonté sur l’autre. Seulement, La Végétarienne est beaucoup plus simple et même lumineux parfois, clair comme de l’eau roche, mais à la manière de Bong Joon-ho : une eau nouvelle au goût étrange au travers de laquelle la lumière passe, oui, mais dont je reste pourtant persuadé qu’elle nous cache quelque chose. Je ressens sa profondeur plus que je ne la vois. Je suis saisi de sa fraîcheur sans pouvoir la toucher du doigt. Sûrement parce que je suis bien moins intelligent, bien moins poète que Han Kang, oui. Parce que je ne suis pas travaillé par les mêmes passions, les mêmes pulsions, les mêmes désirs, la même culture, la même histoire. Néanmoins, quelque chose se passe et j’en sors déchiré.
Parce que c’est l’histoire de deux sœurs qui ont un frère dont on parlera à peine. Une, la petite, s’enfonce dans ce qui, de l’extérieur, ne peut se comprendre que comme de la folie mais, bien sûr, de l’intérieur c’est tout autre chose et peut-être la seule manière qu’elle a trouvé d’être, la seule parcelle d’autorité qu’elle a pu exercer sur sa vie. Mais c’est l’autre, la grande, la banale, la tout comme il faut, qui me surprend le plus et me frappe en plein cœur. Celle qui comprend que son sens des responsabilités n’est qu’une lâcheté intérieure, et pourtant il le faut, elle a un fils après tout, ce choix-là est déjà fait pour elle. Elle regarde sa sœur et voilà qu’on se prend à croire, avec elle, comme Pascal, que n’être pas fou n’est qu’une folie d’un autre genre.
Au milieu des deux, tout un passage d’égal longueur, du point de vue du mari de la grande, d’une telle inventivité, d’une telle étrangeté, d’une telle poésie qu’il éclaire tout, toutes les métamorphoses qui se jouent, avec un luxe de détail visuel quasi cinématographique et d’une sensualité dingue. La petite sœur, qui ne s’alimente plus et se retrouve prise dans les désirs de ce personnage, loin d’en être aliénée, s’y épanouit comme une fleur. Et avec cette éclosion soudaine de la beauté nue et du désir, le monde de la grande s’écroule. La petite est un arbre, la grande une femme, et en fermant le livre, je ne saurais dire laquelle des deux aura le plus vécu.