Les dîners du grand rabbin
C’est bon, là ? On peut parler sans instrumentaliser des trucs ?
La gauche a gagné une majorité relative. Bien. Maintenant, l’ardoise.
Dans un tweet du 4 juillet, à Haïm Korsia, grand rabbin de France qui a annoncé à la télé qu’il ne voterait jamais pour le RN, et jamais pour LFI, Sophia Chikirou, députée de la gauche fraîchement autant que largement élue au premier tour, répond : « Et nous, on n’ira jamais à tes dîners. »[1]
« Et nous, on n’ira jamais à tes dîners. » Z’avez compris ? Ah ah, les dîners du Crif, ceux où le lobby juif dicte sa politique étrangère à la France ! Ah ah ! Les insoumis, ils osent dire les trucs. Non mais pour qui il se prend, ce grand rabbin, là, à faire la fine bouche devant LFI ? Ah oui, précisons : c’est le grand rabbin de France, il n’ a rien à voir avec le Crif. Enfin, « rien », je m’entends : il est juif, quand même. Et s’il est juif, c’est donc qu’il s’aligne sur les positions du Crif. C’est donc qu’il est sioniste. Et de ça, on ne se remet pas. C’est l’infamie. Ça justifie tout. Ça veut dire qu’il soutient les massacres de Gaza. Comme tous les juifs. C’est ça que ce tweet veut dire. Et plus encore.
Parce que « on n’ira jamais à tes dîners », ça veut dire aussi : tu es le pouvoir et nous te combattrons. La France insoumise combattra les juifs. C’est là qu’on me rétorque : mais non, voyons ! Les sionistes ! Mais le grand rabbin de France n’a rien à voir avec le Crif. C’est uniquement sur sa qualité de rabbin, donc de juif, que madame Chikirou le renvoie à son identité. Pas sur ses supposés convictions sionistes. Mais non, voyons ! C’est parce qu’il a dit qu’il ne voterait jamais LFI ! S’il ne vote pas LFI, c’est donc qu’il est sioniste ! Il s’oppose à la courageuse posture de la LFI dans le conflit israélo-palestinien, voyons ! Ou alors… s’il écrit ça, pourrait-ce être parce qu’on trouve des députées et des députés LFI élus au premier tour pour écrire des horreurs pareilles ? Vous ne pensez pas ? Parce que moi, si.
Moi, ce tweet, il me met très concrètement en danger, figurez-vous. Attendez, je reformule, parce qu’on va encore dire que j’exagère et que je paranoïse. Moi, dans ce tweet, je lis qu’on peut considérer les juifs comme des ennemis naturels, à moins qu’ils ne prêtent allégeance. Et pour bien comprendre, pour bien saisir ce que ça signifie dans ma vie, celle de ma famille et celle de mes enfants, je vais me permettre de parler un peu de moi, parce qu’il n’y a sans doute rien d’évident, pour un regard extérieur, dans ce lien pourtant direct que j’établis entre cette déclaration et notre sécurité quotidienne. Et le fait qu’il n’y ait rien d’évident fait complètement partie du problème. Ça ne devrait pas être le cas. Ça ne devrait pas être le cas surtout à gauche. Pourtant ça l’est.
Reprenons. On n’ira jamais à tes dîners, c’est donc pour évoquer la mythologie des dîners du Crif. C’est donc pour consolider ce fantasme des sionistes qui tirent les ficelles pour que la France soutienne Israël. C’est l’idée du lobby sioniste. Et avant qu’on vienne me couper les cheveux en quatre, laissez-moi être tout à fait clair là-dessus : bien sûr que des sionistes font un travail de lobbying auprès du gouvernement et des députés français. Tout comme les horribles chasseurs et les affreux marchands d’arme. Tout comme, aussi, les gentils agriculteurs bio ou les charmants partisans de l’énergie éolienne ou que sais-je. C’est le principe. C’est normal, ça. Et on peut et doit bien sûr s’opposer à ceux qu’on juge néfaste et chercher à réduire leur influence. Mais ce qui est beaucoup moins normal, c’est, d’une part, de considérer que ce lobby-là est tout spécialement puissant. Pourquoi le serait-il ? Parce que les juifs sont riches ? Ça, c’est la vieille rengaine antisémite des juifs puissants qui tirent les ficelles. Et c’est, d’autre part, de considérer que tout ce qui est lié de près ou de loin au judaïsme est aussi lié à ce lobby. Ça, c’est la vielle antienne antisémite de la double allégeance.
Bon alors c’est rien que du bon vieil antisémitisme, tout va bien ! Qu’est-ce que ça peut faire ? On peut bien manger son chapeau et voter pour elle quand même, c’est le RN en face, merde ! Et puis elle ne parle que des sionistes ! Pas des juifs !
Là je vais m’arrêter un peu sur ce point. Voilà vingt, trente, quarante ans qu’on s’efforce de ne pas confondre antisionisme et antisémitisme. Cette distinction, pas toujours évidente à tracer mais néanmoins opérante jusqu’à une date récente, a complètement volé en éclats depuis peu, et si elle a volé en éclats c’est à cause de ce genre de messages, qui aurait pu être, mot pour mot, écrit par Alain Soral. Parce que Soral aussi est antisioniste, figurez-vous. Mais antisioniste sur ce mode-là : un antisionisme qui considère que tous les juifs le sont, sionistes. Tout comme Chikirou considère dans son message que le grand rabbin et le Crif c’est exactement la même chose. Et dites-moi, si tous les juifs sont sionistes, c’est quoi, exactement, la différence pratique entre antisémitisme et antisionisme ?
À partir du moment où on suppose, chez tous les juifs, une affinité particulière avec Israël, et qu’on considère cette affinité comme un signe d’infamie, « sioniste », quelle est la différence ?
Il y en a une petite, tout de même. J’en parlais plus haut. L’allégeance. Évidemment, si un juif déclare haut et fort son antisionisme, s’il déclare haut et fort qu’il votera et des deux mains encore pour un candidat LFI, alors là oui, peut-être qu’on pourra discuter.
Enfin, au niveau des appareils. Peut-être que ce sera suffisant pour que Mélenchon, Chikirou, Guiraud, Portes, Soudais, Panot, Dufour, Delogu, tous ces gens réélus au premier tour pour la plupart alors que tous ont dit ou écrit des trucs tout à fait dans ce goût-là, peut-être que ce sera suffisant pour qu’ils considèrent ce juif comme un camarade. Mais pas Guedj, non. Pas Glucksmann. Eux, ils ne sont pas assez antisionistes, comprenez-vous. Ils demandent l’arrêt de l’opération militaire, ils conchient Netanyahu, ils sont complètement pour la solution à deux États, complètement opposés à la colonisation de la Cisjordanie, mais non, niet cacahuète, c’est pas assez du tout. Il faut l’être plus. Plus que ça. [2]
C’est quoi plus ? Je ne vois pas trente-six solutions. Je n’en vois que deux. Et ce qui me chagrine beaucoup, c’est que ça va m’obliger à livrer une analyse du conflit au Proche-Orient, alors que, croyez-moi, j’y connais pas grand-chose. Mais c’est ainsi. J’y suis tenu. C’est ça ou n’avoir plus personne à mes dîners, apparemment. Alors, voilà ce que j’en sais : si l’arrêt du conflit, de la colonisation et la solution à deux États n’est pas assez, c’est qu’il faut, soit qu’Israël adopte la solution à un État, solution que personne ne veut plus au Proche-Orient, sachez-le, et les Palestiniens les premiers, ou premier ex aequo avec les Israéliens disons. Soit qu’Israël disparaisse complètement, de la rivière à la mer et tout ça. C’est l’annihilation.
Je vais m’arrêter là sur l’analyse, ça ne sert à rien de pousser, parce que je n’y connais pas grand-chose encore une fois. Malheureusement, ce pas grand-chose est un peu plus que ce qu’en savent mes concitoyens, j’ai l’impression, et mêmes quelques décideurs parmi eux. Je vais m’arrêter là et simplement constater que, pour prêter allégeance et donc éviter l’infamie « sioniste », il faut adopter une opinion sur un conflit qui ne nous concerne que de très loin et, parmi les quelques opinions possibles qu’on parviendra à discerner dans cette affaire immensément complexe depuis notre toute petite lucarne française, choisir celles qui signeront la fin du seul État juif sur terre et ainsi déclarer une fois pour toutes, pour les siècles et les siècles, toujours et à jamais, que les juifs n’ont pas de patrie. Parce que c’est ça, étymologiquement, l’antisionisme. Vous me direz, « le sens a dérivé » ! Mais pourquoi ? Pourquoi a-t-il dérivé ainsi ? Pourquoi « sioniste » veut-il dire aujourd’hui autre chose que « favorable à l’existence d’une patrie pour les juifs » ? C’est trop ? « Aucun État ne devrait avoir de fondement religieux », c’est ça ? Mais ce n’est pas religieux. Les sionistes ne sont pas, historiquement, des gens religieux du tout. C’est une affaire de peuple. Les juifs ont revendiqué un État comme les Kurdes et les Kanaks. On le leur a accordé. Être antisioniste, c’est vouloir revenir dessus. Être contre la colonisation en Cisjordanie, c’est autre chose. C’est être sioniste — puisqu’on ne conteste pas l’existence d’Israël. Mais contre la colonisation en Cisjordanie. (Les partisans de la colonisation sont pour la plupart des nationalistes messianiques, si vous voulez disposer d’une appellation précise.) Le problème, voyez-vous, c’est que du haut de mon infime connaissance de ce conflit, il faudrait que je me déclare « sioniste ». Ou du moins pas antisioniste du tout. C’est, je crois, une position largement partagée. Une position molle. Pour l’existence d’Israël, mais pas n’importe comment. Pour une patrie des juifs. Je ne suis pas antisioniste parce qu’il ne me revient absolument pas de déclarer que les Juifs n’ont pas le droit à une patrie.
Moi j’en ai une, de patrie, c’est la France. Ce n’est pas par choix, simplement je n’en ai pas d’autre. Mais moi je ne suis pas les Juifs et je ne vais pas parler en leur nom. Je ne vais certainement pas déclarer que les juifs n’ont pas de patrie, même si on me le demande gentiment. Je ne vais pas prêter allégeance selon ces termes. Je ne vais pas me déclarer « antisioniste ». Pourquoi le ferais-je ? Pourquoi le devrais-je ? Quel est le rapport avec moi ?
Bien sûr, le rapport avec moi, avec ma femme, mes enfants, c’est que je suis juif. Enfin, un peu. Cinquante cinquante. Par ma mère. Je ne suis pas croyant, encore moins pratiquant. Je mange même du cochon.[3] Mais bon, un peu quand même. Déjà parce que juif, ce n’est pas une religion avant tout, ce n’est pas une profession de foi. C’est une culture et une histoire et ça, eh bien, je n’y peux rien, c’est comme avoir la France pour patrie, je n’ai pas choisi. C’est Hitler, c’est Pétain qui ont choisi pour moi. Ma famille maternelle a été décimée pendant la guerre. Mon grand-père, déporté à Auschwitz dès 1942, y a perdu sa femme et ses deux enfants. Ma grand-mère son mari, le père de mon oncle Henri. Imaginez l’enfance de ma mère, née en 1947 ! Vous voudriez que tout ça ne pèse rien dans sa vie ? Comment serait-ce possible ? Chez moi ça se dilue déjà, évidemment, mais chez elle ? La judéité de ses parents a été, bien malgré eux, encore plus malgré elle, un élément capital de sa vie. Comment pourrais-je ne pas en faire un élément au moins accessoire de la mienne ? Alors, petit à petit, naturellement, j’ai posé dans ma vie quelques petites briques de judaïsme, que je pensais bien innocentes. J’ai, comme tout juif qui se respecte, ma petite bibliothèque concentrationnaire, Primo Levi, Robert Antelme, Aharon Appelfeld, le mémoire de Klarsfeld. Je ne suis pas tout à fait insensible à une quantité d’auteurs plus ou moins juifs, Singer, Aleichem, Potok, Oz évidemment, mais aussi de plus discrets, Kafka, Roth, Auster, beaucoup d’autres. Je lis la bible régulièrement et m’y intéresse d’assez près. Je célèbre le Yom Kippour, le jour du pardon. Je me suis mis à l’hébreu, récemment, seul dans mon coin (ma mère ne parle pas l’hébreu, elle parle le yiddish, sa langue maternelle, et le parle très bien, vous pouvez aller la rencontrer à la bibliothèque Medem, elle y est souvent). J’ai donné des prénoms plutôt juifs à deux de mes fils. Ah oui et moi-même je m’appelle Benjamin. Mais le nom de mon père, que je porte, n’a rien de juif. Bon. Pas grand-chose, si ?
Eh bien, suffisamment. Suffisamment pour que cela me classe parmi les sionistes, version infâmante. Suffisamment pour que nous ne soyons pas tranquilles à l’idée d’envoyer nos fils en voyage accompagné, puisque cela signifie qu’ils auront leur prénom juif littéralement écrit sur le front, et que certains iront bien se dire que cette engeance sioniste mérite des coups ; que si ça se trouve, ils sont invités aux dîners du Crif. Suffisamment pour que je ne puisse absolument pas me permettre, en aucune circonstance, d’ouvrir un manuel d’hébreu dans un lieu public, et pas beaucoup plus dans un lieu privé d’un peu trop loin. Suffisamment pour que nous fassions tout, absolument tout, pour n’arborer autant que possible aucun signe extérieur de judaïsme. Parce qu’être juif, aujourd’hui, pour beaucoup, c’est être sioniste. C’est ce que veut dire le tweet de Chikirou.
Vous me trouvez peut-être parano. Allez vous faire foutre.
Je ne fais pas ça de gaieté de cœur, je suis quelqu’un de très raisonnable. Je sais prendre des risques mesurés, je ne me fie pas aux ressentis à la con, je suis foncièrement rationaliste, et mon évaluation équilibrée de la situation, dans ma grande ville de banlieue parisienne très très à gauche depuis l’après-guerre, c’est que, si je veux protéger mes enfants, c’est la bonne décision.
Parce qu’il est devenu impossible d’être visiblement juif. C’est trop risqué. C’est trop risqué, aujourd’hui, d’être juif en France. Je disais plus haut qu’à condition d’allégeance l’appareil de la LFI pourra, oui, considérer un juif comme parfaitement acceptable. Mais la base ? Vous croyez qu’elle suit, la base ? Vous croyez qu’elle suit, ma grande ville de banlieue très très à gauche ? Comment croyez-vous qu’elle considère les « sionistes » ? Et vous croyez qu’elle fait la différence, entre les juifs et ce qu’elle appelle les « sionistes », comme madame Chikirou ? Et comment ça se passe, concrètement, pour des juifs de la base ? À quel moment doit-on jurer ses grands dieux qu’on n’est pas sioniste pour ne pas risquer de se faire casser la gueule ou pour demander aux voisins d’arrêter de nous jeter des pierres[4] ?
Imaginez ce que ça veut dire pour les juifs pratiquants, portant kippa, allant prier à la synagogue. Pour les juifs qui accrochent une mezouza à leur chambranle. Pour les enfants des écoles juives. Pour les noms juifs, comme Glucksmann, tenez, qui se fait traiter de « candidat sioniste » par un autre candidat LFI, élu lui aussi, le tout sous le regard bienveillant de la direction du parti.
Je n’ai qu’une patrie, la France, et la France est en train de me dire qu’on ne peut plus y être juif impunément. Que parce qu’on est juif, rien qu’un peu, on est sioniste, et qu’il n’y a pas pire qu’être sioniste. Qu’aux sionistes il faut casser la gueule. Mais pas aux juifs, hein ! Aux juifs, on ne veut aucun mal ! C’est aux sionistes qu’on s’en prend ! Aux sionistes comme Glucksmann ! Ainsi, nous lisons de la part de M. Delogu, le même jour que ce tweet infâme de Mme Chikirou, dans un communiqué de presse limpide :
Le Rassemblement national essaie aujourd’hui d’attirer l’attention vers nous, pour faire croire à un antisémitisme qui serait dans notre camp, qui n’existe pas et n’a jamais existé. »
Vous savez quoi ? Ils croient ce qu’ils disent. C’est trop risqué aujourd’hui d’être juif en France, et de nombreux élus de gauche aggravent cette situation. Avant le deuxième tour, il paraît que c’était mal de le faire remarquer. C’était jouer le jeu du FN. Que se passera-t-il, après ? Vous croyez que LFI va faire le ménage ? Bien sûr que non.
Notes
[1] Je ne vous inflige pas l’humiliation de la preuve par la copie d’écran. Cherchez et vous trouverez. Mais si vous cherchez, je vous demanderai un petit quelque chose : demandez-vous pourquoi vous avez cherché.
[2] Ou être moins juif, à la rigueur.
[3] Je ne vous parle de mon prépuce, ce serait grossier, je laisse ça aux humoristes des radios publiques.
[4] Vous croyez que j’exagère, pas vrai ? Allez vous faire foutre.