Le choix de Sophie
Poursuivons.
Un reproche récurrent, et souvent rédhibitoire, adressé aux liseuses de livres numériques est l’absence de couleur. Deux enseignements :
1. Le public est déçu du niveau technologique du livre numérique, peu ou prou équivalent à un site web en noir et blanc publié aux grandes heures d’AOL et ses CD d’installation[1]. Le public, ce héros, a maintenant l’habitude, en matière de fantaisie moderne, de bidules en couleur, animés et bruyants. De fait, le livre numérique n’est, pour l’instant, qu’un parent pauvre du web. Un epub est une version amoindrie de site 1.0. Or, l’attente du public, en la matière, comme la vérité, est ailleurs. Après tout, pas un auteur de science-fiction n’imagina jamais coller dans la pattes de ses astronautes de protagonistes un machin grisâtre qui leur aurait permis d’éconmiser 800 grammes de bagages pour emmener l’intégrale de Proust[2] sur Proxima du Centaure. Non, le fantasme de la science-fiction, c’est l’iPad[3] : la tablette tactile en couleurs qui donne accès à tout un tas d’informations pratiques ; autrement dit, un petit ordinateur maniable, tactile, avec accès au web. Ce qui nous amène à notre deuxième point :
2. Le public n’a pas grand besoin, pour lire, d’autre chose que d’un livre. Ce qui l’intéresse, dans les liseuses, est ce qui va au-delà du livre[4] : le film, le jeu, le web. Sinon, pourquoi se plaindrait-il de l’absence de couleur ? Parce qu’il a toujours rêvé lire Dostoïevski sur un fond vert pomme[5] ? Parce que Zweig, sans la couleur, on y perd quand même beaucoup ? Bien sûr, traîne également l’hypothèse que la littérature est dépassée par le numérique, que de nouvelles formes de narration, voire de narrativité, allons-y gaiement, vont la transformer en profondeur. Permettez-moi d’en douter[6]. Ces nouvelles formes existent depuis des années sur nos écrans de télévision, de cinéma, d’ordinateur. Et tout le monde s’accorde à dire que ce n’est pas, à proprement parler, de la littérature[7]. Alors, pourquoi, sous prétexte que le médium changerait et s’appellerait “liseuse”, plutôt qu’ordinateur, en irait-il autrement maintenant ? Les gens ne veulent pas lire. Ils veulent se distraire, passer le temps, au moyen de gadgets rigolos. Comme l’Inspecteur du même nom.
Pendant ce temps-là, Charlie réinvente l’imprimante. Dans son bain cette fois-ci.
Notes
[1] Notons, en passant, qu’il est même bien inférieur à la technologie toute mécanique d’un bel ouvrage en quadrichromie. Les quelques fonctionnalités gadget qu’il promet, comme la table des matières “cliquable”, ne sont là que pour contrebalancer les défauts du numérique (allez-y, feuilletez un epub, qu’on rigole).
[2] Non, pas même Dan Simmons.
[3] Voir à ce propos le “Livre-ordinateur de Sophie” in Inspecteur gadget, ep. 1 à 86, DIC, 1983.
[4] Ou en deçà, là n’est pas le problème.
[5] Je déconne, les liseuses ne savent pas gérer les fonds.
[6] Sans attendre votre permission, j’en doute déjà : ici et là. Et un peu là aussi.
[7] Note de la notule : les exceptions sont légion. À commencer par les Vaisseaux Brûlés. Notez, cependant, que le web est déjà parfaitement équipé pour les naviguer, qu’ils ont même, de leur côté, un petit parfum d’antiquité statique.