Toujours au top de l’actualité littéraire, j’ai lu, pour la première fois, Laurent Mauvignier le mois dernier, soit bien avant qu’il ait le Goncourt, pensez-vous ! Je ne mange pas de ce pain-là, moi. Par ailleurs, c’était un autre livre que celui primé en 2025 : Histoires de la nuit. Et cette lecture, excellente au demeurant, n’a cessé de me renvoyer à mon amour des tiroirs.

J’en ai déjà parlé, ici et , de cet amour irrationnel. À propos de David Foster Wallance, par exemple. Oui, ce n’est peut-être pas évident en première lecture, mais il s’agissait bien de ça. Du réel envisagé comme une commode gigogne dont chaque tiroir ouvrirait sur un autre, même pas forcément plus petit, et même, généralement : plus grand. Porter un œil sur le monde et se décider à le décrire, à le décrire vraiment, serait ainsi une entreprise de déploiement ou de défroissage, de projection mercatorienne des infinies dimensions du réel sur la page grâce au filtre des mots qui sont bien peu de choses, certes, pauvres artifices discrets, discontinus, par ailleurs en nombre finis malgré leur louable modularité, bien peu de choses donc mais qui parfois suffisent, faut-il croire, parce que ces mots ont du génie, parce qu’ils permutent, ils résonnent, ils irisent la phrase et d’un coup la voilà qui rayonne, qui s’épaissit, d’une ligne elle se fait plan, espace, elle gagne en dimensions, puis elle s’envole et elle éclate, très haut, comme un feu d’artifice, en des dizaines et des dizaines de petites boules de sens lumineuses et surprenantes, ces étincelles que produisent les mots qu’on frotte et qui viennent illuminer des recoins du réel qu’on ne soupçonnait même pas, ou plutôt si : qu’on n’avait jamais formulés mais qui maintenant ainsi étalés sous nos yeux sont immédiatement reconnaissables, immédiatement perçus comme vrais. Finis mais nombreux, vaillants, indépendants, plein de surprises, même si pas tout le temps, même si pas dans la bouche de tout le monde ou de tout le monde tout le temps, et certainement pas suffisamment dans la nôtre, la mienne, jamais à notre goût — c’est ce qui nous pousse à les chercher toujours, à les chercher plus loin, plus profond —, les mots savent parfois restituer une image comme si on y était justement parce qu’ils ne se contenteront pas de l’image mais donneront par surcroît l’impression, la valeur, l’analogie soudaine, le souvenir évoqué, autant de dimensions perçues qu’ils nous restituent, parce qu’ils décrivent bien sûr mais, surtout, parce qu’ils déplient.

C’est le genre de phrases qu’écrit Mauvignier. Pas tellement dans le fond, il est beaucoup moins chiant, mais dans la forme, cette fuite en avant, ces phrases qui ouvrent des tiroirs dans les tiroirs dans les tiroirs et qui, comme par miracle, s’achèvent à satisfaction1. S’il est beaucoup moins chiant, c’est parce qu’il ne parle pas comme ça, comme moi, dans le vide théorique des généralités ; il reste toujours à hauteur de personnages. Ce qu’on va creuser ainsi par ces phrases à rallonge, ce sera toujours leurs vies intérieures, leurs pensées, leurs divagations, leur vérité profonde — parce que bien sûr, tout ça sonne vrai, tout ça sonne juste à de rares exceptions. Mauvignier ne décrit pas plus qu’un autre — j’en profite d’ailleurs ici pour dénoncer une méconception fréquente : décrire, ça ne veut pas dire parler des meubles. Décrire, c’est prendre le temps d’écrire. Écrire ce qu’il y a autour, typiquement, mais pas que. Parfois : dedans —, Mauvignier, donc, ne décrit pas plus qu’un autre, mais il prend le temps. Un temps fou, infiniment déplié lui aussi, alors qu’il nous propose un récit qui tient en gros sur une journée, mais surtout une soirée — une nuit. Une implacable unité de temps, mais qu’on dilate, presque jusqu’à la rupture. Et le plus étonnant, c’est que ce n’est pas au service d’une cause plus grande, comme on le lirait par exemple chez Sebald dans les Anneaux de Saturne, non, c’est au service de son récit, purement et simplement, un récit haletant, prenant. Un de ces livres où l’on se demande tout le temps ce qu’il va se passer ensuite, alors que le temps y passe très, très lentement. Pas un récit d’aventure tout de même, plutôt, disons, pour ne pas trop déflorer, un drame psychologique. Mais un récit qui au cinéma se traduirait indéniablement par les codes du suspense, par exemple.

Le résultat est surprenant, et très réussi, dirais-je.

Notes

  1. Ce n’est peut-être pas le cas de la mienne, évidemment. Mais vous voyez l’idée.