La Métamorphose de l'interprétation
Dans La Métamorphose de Kafka, ce qui a transformé Samsa, c’est le travail. La métamorphose est la métaphore de l’aliénation. Samsa a été obligé d’abandonner sa vie intérieure, sa poésie, pour gagner sa vie. D’homme, il est devenu cancrelat.
Il existe énormément d’éléments en faveur de cette interprétation, à l’intérieur et à l’extérieur de l’œuvre. Le fait qu’on ne sait à peu près rien de Samsa, déjà, hors de son métier : voyageur de commerce. Qu’il songe tout de suite aux ennuis que sa transformation va lui causer dans ce cadre, et bien peu hors de celui-ci. Que son patron vient le trouver immédiatement, le premier matin, parce qu’il n’est pas monté à temps dans son train, et que Samsa fait tout pour lui complaire. Etc. Par ailleurs, on sait bien que Kafka, qui ne voulait rien tant qu’écrire, écrire tout le temps, avait dû prendre un emploi dans une compagnie d’assurance qui l’empêchait tout à fait de le faire et qu’il détestait pour cela. Poser l’hypothèse qu’il eut l’impression que ce travail le vidait de sa moelle créative, le faisait passer d’homme à insecte, n’aurait rien de farfelu, vraiment, ce serait même plutôt banal et, par ailleurs, et surtout, cela résonnerait assez fort avec notre expérience propre, notre expérience personnelle, subjective, directe, de la vie moderne et du travail en entreprise, non ?
Je pourrais continuer comme ça longtemps, mais c’est encore plus intéressant si je m’arrête maintenant, avec cette recension très partielle qu’on pourra sans peine accuser d’être bien trop sélective, parce que tel est précisément mon sujet.
Y a-t-il vraiment une métaphore dans la Métamorphose ? Cela paraît évident : la transformation de Gregor Samsa en cancrelat n’est pas gratuite, elle a une signification, une signification profonde, plus profonde que ne le laisserait entendre une lecture au premier degré. Avec cette métamorphose, Kafka veut nous dire quelque chose, quelque chose d’autre que ce qu’il nous dit directement. Un propos au cœur de son œuvre, qu’il s’agirait de débusquer. Le résultat d’une expérience de vie qu’il cherche à nous transmettre sous une forme romancée, au travers d’un récit.
Mais, s’il est central, ce propos, s’il est tout ce que l’œuvre dit, pourquoi ne pas l’avoir directement dit, dans ce cas ? Pourquoi le voiler ? Pourquoi le dissimuler derrière une métaphore ? Si Kafka voulait nous parler d’aliénation au travail, que ne nous a-t-il détaillé ses journées fastidieuses derrière son bureau de mauvais bois, ces relations biaisées, fausses, dangereuses qu’établissent par construction tous les systèmes hiérarchiques, cette absence totale et quotidienne de poésie qui avait fini par le rendre fou ? Que ne l’a-t-il écrit clairement ?
Je peux répondre de trois manières à cette question. Vous en ferez ce que vous voudrez.
Le voile a ses avantages. Songez, par exemple, que le chef de Kafka aurait très bien pu tomber sur sa nouvelle, qui allait être publiée dans une revue assez en vogue (Die Weißen Blätter, et, oui, on aimerait que ça parle de blattes, ce serait superbe, mais non ces Blätter sont des feuilles, des pages : Les Pages blanches). Peut-être aurait-il mal pris que Kafka vienne s’y plaindre et étaler en ces illustres pages son plus profond mépris à son endroit. Plus généralement, un écrivain qui viendrait expliquer sans artifice aucun en quoi sa mère est détestable, sa femme castratrice et son père prétentieux aurait de bien drôles réunions de famille par la suite. Dès lors, on peut comprendre qu’il veuille plutôt voiler tout ça. Romancer. Ce qui me paraît, en revanche, à la fois beaucoup plus rare et pourtant beaucoup plus prétendu, beaucoup attribué, c’est la volonté de se rendre volontairement cryptique, d’écrire par exemple et très au hasard une nouvelle sur l’aliénation au travail sans jamais le rendre évident, tout en parsemant son texte de petites clés que le lecteur sera chargé de récolter tel le petit Poucet avant de les analyser pour parvenir au sens véritable, au propos. Ça doit bien exister bien sûr, un livre comme le Quincux de Charles Palliser est par exemple célèbre pour cela, mais je mets tout de même un caveat, ici : ce qui est caché dans le Quincux, ce n’est pas le propos, c’est littéralement la clé de l’énigme (les clés des énigmes, même). Le fin mot de l’histoire. C’est un peu différent : l’auteur ne cherche pas à dire quelque chose de particulier, ici, seulement à divertir les lecteurs qui aiment se creuser la tête sur ce genre de choses.
L’autre grande raison que j’entrevois est le parfait inverse de la première : en ne racontant pas les choses telles qu’elles sont, en prenant le détour de la métaphore, on peut bien mieux souligner exactement ce qu’on veut. On peut exagérer, jusqu’à l’outrance, pour rendre le propos plus frappant, plus évident, ce qui facilitera beaucoup la mise en parallèle avec le réel. Ici, la métaphore est le meilleur moyen de bien comprendre ce dont on parle. Prenez 1984 : c’est exactement ça, et tout le monde l’a parfaitement saisi. Orwell parle du totalitarisme, du stalinisme en particulier. Là est son propos, sans qu’il ait besoin de le dire directement. La métaphore suffit et même : elle est plus efficace.
Mais dans ce cas, me direz-vous, tout le monde devrait être d’accord. Personne ne vient prétendre qu’Orwell parlait en réalité de la recette du pudding. Dans ce cas, pourquoi tant d’interprétations divergentes, pour tant de romans ? C’est la troisième raison de la métaphore.
Ceux d’entre vous qui l’ont lu l’auront peut-être compris tout de suite : La Métamorphose ne parle pas vraiment d’aliénation au travail, ou seulement de manière assez périphérique en réalité. Son propos central selon les interprétations les plus standards de l’œuvre, c’est la dépendance dans le cercle familial, l’impuissance, la paralysie, physique ou mentale, et les changements qu’elle nous fait subir et qu’elle entraîne chez nos proches. C’est en vérité assez limpide. Alors pourquoi ai-je ouvert là-dessus ?
J’avais déjà lu La Métamorphose, il y a bien longtemps (trente ans peut-être, mais plutôt vingt-cinq, je crois) et jadis comme en cette relecture récente, oui, la dépendance, bien sûr. La relation avec sa famille, en particulier sa sœur, qui se dégrade, commence par de la compassion mêlée de pitié mais finit dans le ras-le-bol (après quoi, il meurt). Mais cette fois, c’est le travail qui m’a frappé, allez savoir pourquoi. Sûrement parce que, entre temps, j’ai fait l’expérience de l’entreprise puis celle de l’indépendance, et que les raisons de ce changement étaient pour tout dire assez proches de ce qu’évoque Kafka à propos de son travail chez l’assureur. J’ai donc immédiatement perçu cet écho, cette fois, tandis que j’y avais été absolument sourd en première lecture.
Tout ça ne serait donc que subjectivité totale et arbitraire complet ! Il n’y a pas de bonne interprétation possible ! La critique littéraire est vaine !
Pas exactement. Et pour expliquer pourquoi je ne le pense pas, je vais passer par ma métaphore à moi : la carte et le territoire.
Le fond de la question, c’est que je ne crois pas tellement que Kafka parlait par métaphore. De manière générale, je ne crois pas tellement qu’une fiction cherche avant tout à nous faire comprendre quelque chose, de nous faire accéder à un propos. Ça peut être le cas, bien sûr, mais ce ne sont pas, personnellement, les livres qui m’attirent le plus. J’aurais tendance à les trouver grossiers, ceux-là. À leur dire : hey, si tout ce que tu cherches, c’est me faire comprendre quelque chose, que le mal c’est mal et le bien c’est bien par exemple, dis-le tout de suite, ça ira plus vite. Il y a des exceptions bien sûr, mais peu nombreuses, à cette règle d’or de mes lectures : si tout ce que tu as me montrer, c’est une carte, je vais rester sur ma fin. Moi, je veux explorer tout le territoire.
Je m’explique.
Kafka est comme nous tous, immergé dans l’infini du réel dont il ne discerne qu’une infime partie dans cette multitude inconcevable de sensations, de sentiments, de plis et de replis qu’il renferme, de nuances, de différences locales et de divergences soumises aux lieux, aux temps et aux humeurs, le tout soumis au filtre de son expérience. Le tout est inconcevable, oui, c’est bien le mot. Le territoire est trop vaste. Alors, pour nous y orienter, nous en dressons la carte. Une carte. Nous choisissons un filet, à moins que nous prenions le seul à notre disposition, un filet aux mailles de telle ou telle forme, plus ou moins serrées, et nous le jetons sur le réel avant d’observer, de raconter ce que l’on remonte ainsi de ce puits insondable. Ce filet, ce sont nos mots, nos pensées, nos histoires. L’image du filet est de Wittgenstein, et correspond tout à fait à ce que j’ai en tête ici : un repère, un ensemble de points finis qui représentent grossièrement un espace bien plus complexe et plus vaste, une fractale de nuances réduites à cet ensemble de coordonnées. Une carte.
Toute fiction est une carte. Un filet bien précis jeté sur un coin bien précis du réel. En un sens, toute fiction (et en réalité tout discours) est déjà une métaphore. Qui suis-je, donc, pour exiger qu’elle me présente tout un territoire ? En serait-elle seulement capable ?
Elle ne le sera assurément pas si, de filet, elle réduit encore sa voilure et décide de présenter une histoire à grille de lecture unique. Si, par exemple, elle passe intégralement par une métaphore à laquelle elle reste fidèle tout du long, pliant tous les événements qui s’y déroulent à ses exigences, passant tous les sentiments à son crible, tous les jugements sous son joug. Si Kafka avait décidé en se levant [Fun fact, nous savons de source relativement sûre qu’il ne s’est pas levé ce jour-là] d’écrire une gigantesque métaphore de la dépendance, ou de l’aliénation au travail, la Métamorphose aurait eu une toute autre allure. Et elle m’aurait probablement beaucoup moins plu. Je ne crois pas que Kafka a procédé comme ça. Il s’est vu un beau matin cloué au lit par le désespoir (il attendait une lettre de son amoureuse du moment, FB) et s’est imaginé ne plus pouvoir bouger normalement, devenir dépendant de sa famille qu’il n’aimait pas particulièrement, hormis sa plus jeune sœur, et une idée lui est venue : raconter cette histoire de métamorphose en cancrelat. Sans doute allait-elle puiser beaucoup dans son expérience, comme l’indique les notules biographiques que j’ajoute (ces notules dont de nombreuses interprétations font leur choux gras), mais il ne s’agissait pas de parler de sa famille, de sa sœur ou de son métier. Il s’agissait de raconter cette histoire de cancrelat. Il a jeté son filet, imaginé une carte certes, au début, mais il est ensuite parti explorer ce territoire tout entier, sans se contenter du tout de ces points de repère qu’il avait identifiés tout d’abord.
Voilà ce qui explique les interprétations contradictoires : elles ne le sont pas du tout, en réalité. Elles sont, pour les plus pertinentes d’entre elles du moins (celles qui s’appuient sur le texte, le réel et, oui, les notules), complémentaires. Moi-même, quand je me suis retrouvé projeté dans ce récit étrange, ce territoire kafkaïen, j’ai tourné la tête à droite, à gauche, et j’ai bien vite repéré, là, au nord, le mont du Patron, au sud la chaîne des obligations professionnelles et à l’est la plaine de l’autonomie financière. Évidemment : je connaissais ces formations et elles font également partie de ce territoire. Elles m’étaient familières. Elles résonnaient en moi. Mais la carte de Kafka ne s’arrête pas là. Il y avait aussi la rivière familiale, le puits de la compassion (qui se tarit) et la fosse du devoir, tout à côté du marigot de la répulsion. Il y avait tout un pays, dont un partie seulement est à l’intersection du mien.
Ça ne veut pas dire, je crois, que mon interprétation était fausse. Elle le serait si j’affirmais que la Métamorphose n’est que le récit de l’aliénation au travail, mais ce n’est pas ce que je disais. Elle l’est bien, mais en partie seulement. En petite partie. C’est mon filet jeté sur le monde, ma carte, qui m’a permis de le découvrir. Mais cela ne signifie pas que Kafka, cloué au lit, ce soit soudain écrié eurêka, je vais écrire une histoire d’aliénation professionnelle. Cela ne signifie même pas qu’il se soit dit, je vais écrire une histoire de dépendance (ou de n’importe quoi d’autre), et tiens il y aura aussi un élément d’aliénation professionnelle. Il n’avait pas du tout à se dire ça pour placer le mont Patron dans le territoire qu’il allait produire. Il n’avait qu’à être lui, à écrire depuis son point de vue son histoire, et cette remarquable formation géologique est apparue naturellement dans le procédé, très vite (c’est le premier intervenant hors de la famille). Parce que c’est un peu lié, en fait. C’était pour éviter la dépendance que Kafka travaillait.
J’ai eu la chance, et je touche du bois, de ne pas être trop directement exposé à la dépendance, la mienne ou celle d’un proche, jusqu’ici dans ma vie. Pas trop directement, mais un peu quand même, comme la plupart d’entre nous, j’imagine. Suffisamment pour que la fosse du devoir ne me soit pas inconnue, que je la reconnaisse elle aussi, de même que cet étang atroce. Je pense par ailleurs que la littérature, la pensée en réalité, l’empathie fondamentale de l’être et de la conscience, font que même sans y avoir été directement exposé, il arrive souvent, surtout dans les bons livres, que la description suffise. C’est ce que les mots ont d’universel, ce que nous parvenons à transposer, comprendre, saisir sans l’avoir vécu. Je crois que c’est le cas, ici, pour la dépendance. Peut-être pas pour l’aliénation, puisque je ne l’avais pas perçue à la première lecture, cette importance du travail dans l’histoire. J’avais seulement pris ça (je reconstitue plus que je me souviens) simplement comme l’occupation habituelle et inoffensive de Samsa avant sa transformation, ce qui suffit à lui accorder une place : celle de ce qui disparaît. Ma vie, mes petites notules à moi, ont donc directement joué sur ma perception de la chose. J’enfonce une porte ouverte ici, mais c’est important. Nous recevons une œuvre avec ce que nous avons. Ce que nous avons en détermine au moins en partie notre perception, comme la vie de l’auteur avait déterminé tout un tas de choses, ce qui rend souvent intéressantes les considérations biographiques. Mais il est important de noter, de savoir, que tout cela n’a pas besoin d’être conscient ou connu pour avoir de la valeur. Ce n’est pas parce que Kafka n’a pas cherché directement à écrire une histoire d’aliénation que le thème de l’aliénation ne devrait pas être considéré. Et c’est là que je reviens à mes histoires de carte.
Dans la Métamorphose, l’aliénation fait davantage partie du territoire que de la carte. On pourrait dire : ce n’était pas le plan. L’œuvre est suffisamment riche, féconde, pour ne pas se réduire à une simple carte. Avec la Métamorphose, Kafka nous a décrit tout un territoire. Il ne s’est pas contenté de nous livrer un squelette abstrait qui aurait été écrit dans un but unique et précis. Il a exploré tout un monde, tout un territoire, qui ne peut donc se résumer à quelques repères univoques et cohérents. C’est, je crois, ce qui en fait la richesse. La Métamorphose ne peut pas se réduire à un propos, quand bien même elle en eût un. Kafka ne cherchait pas à nous délivrer un message profond, ici, il n’avait pas caché derrière le voile de la métaphore une perle de sagesse qu’il s’agirait de trouver et qui déterminerait à elle seule toute l’importance de l’œuvre, toute sa richesse.
Je tique quand j’entends parfois dire qu’il faut avoir lu tout le livre ou vu tout le film pour le juger, qu’on ne saurait porter un jugement sur une œuvre sans la connaître dans sa totalité. J’ai le sentiment que dire ça revient à croire en l’existence de cette perle en toute œuvre, qui la définirait entièrement. Or, c’est à l’opposé de ce que je pense, vois, lis, crois. En moi, la fin d’un livre n’obère jamais le début. Elle peut l’éclairer bien sûr, me le rendre plus ou moins cher dans mon souvenir, mais d’une part c’est plutôt rare et réservé à certains artifices qu’il vaudra mieux ne pas généraliser, d’autre part ce n’est jamais le tout. Cette perle, quand elle est là, ce n’est que la carte. Et si le territoire est laid, désagréable, poussiéreux, ou, pire, s’il n’est même pas présent, ce n’est certainement pas une jolie carte qui me fera changer d’avis à son endroit.
Le propos central d’une œuvre est au mieux un élément parmi d’autres. Il n’est généralement pas inintéressant de le souligner, par exemple pour donner l’idée à un futur lecteur de ce qu’il trouvera dans le livre et donc lui donner envie de le lire, mais il n’est souvent pas grand-chose, à côté de tout le reste, à côté du territoire. Bien sûr il peut arriver qu’il suffise dans un sens comme dans l’autre (à emporter l’adhésion ou à susciter le dégoût), mais que cela arrive parfois ne devrait pas nous pousser à lui attribuer cette importance je crois démesurée que beaucoup lui prêtent. Kafka s’est retrouvé cloué au lit et cela lui a inspiré la Métamorphose. Je suis persuadé, je sais qu’il y a dans la Métamorphose bien plus à lire, bien plus à penser que “la dépendance, c’est moche”.