Il n'y avait dans l'arche que les deux tables de pierre
אין בארון רק שני לחות האבנים אשר הנח שם משה בחרב אשר כרת יהוה עם בני ישראל בצאתם מארץ מצרים
Il n’y avait dans l’arche que les deux tables de pierre, que Moïse y déposa en Horeb, lorsque l’Éternel fit alliance avec les enfants d’Israël, à leur sortie du pays d’Égypte.
Je remercie Thomas Römer (on ne remercie jamais assez Thomas Römer) d’avoir attiré mon attention là-dessus, avec ce superbe commentaire, que je me propose de paraphraser avant de vous le commenter trop longuement : « dire qu’il n’y avait rien d’autre dans l’arche, c’est dire qu’il y avait autre chose ». À la fois implacable et entièrement herméneutique, donc infiniment discutable, ce commentaire est tout ce que j’aime dans la lecture de la Bible.
Nous parlons donc ici de l’arche d’alliance, que je ne vous fais pas l’affront de présenter, et de son contenu : les tables de la Loi. Comme Indiana Jones le savait bien, l’arche a été perdue, déclenchant au passage d’innombrables spéculations fantaisistes. Néanmoins, malgré son irrémédiable absence, l’arche n’est pas complètement hors du spectre de la recherche historique et archéologique, d’une part parce que les peuples du Proche-Orient ancien ont eu le bon goût d’avoir tous un peu les mêmes coutumes, coutumes qu’une riche iconographie et quelques jolies tablettes de terre cuite nous présentent encore, d’autre part parce que la bible est aussi un matériau de recherche historique malgré sa portée religieuse, et c’est tout à fait ce qui me fascine ici.
D’un point de vue purement linguistique, la formulation « il n’y avait que » (ein rak) est déjà intéressante par elle-même, et c’est évidemment la base du commentaire, la puce à l’oreille. Pourquoi préciser qu’il n’y avait rien d’autre ? Pourquoi ne pas dire, il y avait ça, deux tables de pierre, point ? C’est évidemment parce qu’on pourrait croire qu’il y avait autre chose. Parce que la coutume voudrait qu’il y ait autre chose. Et qu’on préférerait qu’elle n’existe pas, celle-là.
Quelque chose, mais quoi ? Quelque chose dont on voudrait bien oublier l’existence. Or, quelle est la particularité du culte iavhiste circa cinquième-sixième siècle avant, période de rédaction des Rois1 ? Sa particularité2, c’est qu’il n’a pas d’idole et qu’il insiste bien là-dessus.
Mais est-ce que ça a toujours été le cas ? Probablement pas. C’est ainsi que le roi Mesha de Moab, sur une stèle de basalte du neuvième siècle que vous pouvez voir au Louvre, nous raconte :
Kamosh me dit : « Va, prends Neboh sur Israël ». J’allai de nuit et je l’attaquai depuis le lever du jour jusqu’à midi. Je la pris et je tuai tout, à savoir sept mille hommes et garçons, femmes, filles et concubines parce que je les avais voués à « Ashtar-Kamosh ». J’emportai de là les vases de YHWH3 et je les traînai devant la face de Kamosh.
Je les traînais devant la face de Kamosh, autrement dit : je les emportai dans le temple pour les déposer auprès de la statue de mon dieu tutélaire, comme cela se faisait beaucoup au Proche-Orient ancien, comme la Bible elle-même l’admet lorsque les Philistins s’emparent à leur tour de l’arche dans le livre de Samuel et l’amènent dans le temple de Dagan (Samuel 5.1). Alors, évidemment, ces « vases » ne nous arrangent guère, on aurait aimé des statues ou, allez, des « visages », des « images ». Mais non : des vases. Cependant, des vases, c’est déjà quelque chose, déjà des objets, et des objets adorés — sans quoi Mesha ne se serait pas embêté à les présenter à la face de Kamosh. Ces vases, ce sont des idoles, quoi.
Pareil chez Sargon II (excusez du peu), quand il nous parle de la prise de Samarie en –706 (dans le 4e prisme de Nimrod, au British Museum celui-là) et se vante d’avoir « profané les dieux en lesquels ils croyaient ». Ce pluriel, déjà… mais laissons-le de côté et concentrons-nous sur les implications de cette profanation : qu’y a-t-il à profaner d’un culte aniconique ?
Et jusque dans la Bible elle-même, enfin, malgré ses tentatives d’obfuscation ultérieures ! Certaines traces d’idolâtrie demeurent. Lisez donc un peu Osée 5.10 :
Les habitants de Samarie seront consternés au sujet des veaux de Beth Aven. Le peuple mènera deuil sur l’idole, Et ses prêtres trembleront pour elle, Pour sa gloire, qui va disparaître du milieu d’eux. Elle sera transportée en Assyrie, Pour servir de présent au roi Jareb. La confusion saisira Éphraïm, Et Israël aura honte de ses desseins.
Allons bon, on vénérait donc des idoles zoomorphes en Samarie ? Des veaux d’or, peut-être ? Là encore, pour nous en assurer, la simple logique suffit : si Iahvé par l’entremise de Moïse interdit aux Hébreux de vénérer des veaux d’or, eh bien… c’est qu’ils en vénéraient. Sans quoi l’interdiction aurait été tout à fait hors de propos. Je ne vous interdis pas de vous laver les oreilles avec un canard en caoutchouc et, si je vous interdis de vous mettre les doigts dans le nez mes chers enfants, c’est bien parce que vous le faites.
Bref, les signes d’une iconographie iahvique ne manquent pas, en réalité. Ce n’est pas une grande surprise, ne serait-ce qu’en raison de la chronologie historique : si le culte de Iahvé s’est installé au Proche-Orient avant les conquêtes néo-assyriennes, ce qui semble être le cas4, il est bien peu probable qu’il se soit distingué d’emblée de tous les autres cultes de la région par son caractère aniconique.
« Il n’y avait dans l’arche que les deux tables de pierre » est donc à comprendre exactement comme l’interdiction du veau d’or : la réécriture d’un état idolâtre antérieur. Quand les rédacteurs font passer, dans l’Exode, la construction du veau d’or comme un accident historique, il faut y lire la condamnation d’une pratique, si ce n’est contemporaine, du moins immédiatement antérieure à la rédaction. Quand ils écrivent qu’il n’y a dans l’arche que les deux tables de pierre, il faut comprendre qu’il y avait autre chose — statues, vases, veaux, peu importe —, une présence qu’on condamne à présent.
Et c’est ainsi que cette petite tournure négative anodine contient en elle-même toute une histoire. Que ces phrases de la Bible que tant tiennent pour immuables et sacrées sont en réalité pleines de mouvement, les signes d’un dialogue entre les siècles des siècles.
Notes
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Ou septième, allez, parce qu’on trouve là des traces deutéronomistes, mais j’en doute pour toutes les raisons que nous verrons ensuite. ↩
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Particulier, mais pas unique. Les Nabatéens pratiquaient eux aussi un culte aniconique, quoique plus tardivement. ↩
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Non, vous ne rêvez pas, c’est bien le tétragramme dans une stèle moabite. C’est que ce langage sémitique employait un alphabet proto-hébreu. ↩
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Une colonne du temple d’Amon à Soleb parle de Bet-Yahou, la maison de Iahvé. Elle date d’Amenhotep III, donc du XIVe siècle avant. Amenhotep III, vous savez : le père d’Akhenaton. ↩