Je suis celui qui est
Exode 3.14 a très longtemps été traduit par un présent. On a, au départ, “Ἐγώ εἰμι ὁ ὤν” dans la Septante, un présent, “Ego sum qui sum” dans la Vulgate, présent aussi, “Je suis celui qui est” dans la Bible de Jérusalem, “Je suis celui qui suis” dans Segond, “I am what I am” dans King James, mais tout de même “Je suis celui qui serai” dans la TOB, la traduction œcuménique, qui date de 1975. Pourquoi ce futur au deuxième verbe être ? Eh bien tout simplement parce que, en hébreu, ce sont deux futurs identiques à la suite, אֶֽהְיֶ֖ה אֲשֶׁ֣ר אֶֽהְיֶ֑ה, èhiè ashèr èhiè. Exode 3.14 devrait se traduire, littéralement, par “je serai qui je serai”. André Chouraqui en était tellement embêté que, dans sa traduction à lui, de 1974, dont l’objectif était de redécouvrir l’hébreu enfoui sous les traditions vernaculaires, il a carrément gardé l’hébreu, avant de poser cette traduction très littérale qui allait contre mille cinq cents ans de traduction :
Elohîms dit à Moshè : “Èhiè ashèr èhiè ! - Je serai qui je serai” Il dit : “Ainsi diras-tu aux Benéi Israël : ‘Je serai, Èhiè, m’a envoyé vers vous’”.
C’est très intéressant de se demander pourquoi on avait traduit au présent auparavant, mais aussi pourquoi le futur était tout de même signifiant du point de vue des rédacteurs originaux, et ce qu’on perd avec ce passage au présent.
Ce qu’on gagne, c’est facile. Je suis celui qui est, c’est faire de Dieu une tautologie, celui qui ne peut qu’exister. C’est déjà en germe, déjà dans le texte, la preuve ontologique de son existence (comme l’ont tout de suite vu les très nombreux fans de saint Anselme parmi vous). Surtout, c’est de l’intelligibilité immédiate. C’est même limite ironique. Je vous remets le contexte : Moïse part faire paître le troupeau de son beau-père dans le désert et là, paf, il croise Dieu, normal, sous forme d’un buisson ardent qui se présente comme le dieu de ses pères Abraham, Isaac et Jacob et qui lui dit : va voir Pharaon et fais sortir mon peuple d’Égypte. Alors Moïse lui répond : mais qui suis-je pour aller voir pharaon ? Et qu’est-ce que je dois dire si mon peuple me demande qui m’a envoyé vers lui ? C’est là que Dieu lui dit “èhiè ashèr èhiè”. Je suis ce que je suis, enfin ! T’auras qu’à leur dire ça (Ainsi diras-tu aux fils d’Israël) : “Je suis”, “Celui qui est”, m’a envoyé vers vous. Bien sûr en fait il dit : “Je serai m’a envoyé vers vous”, אֶֽהְיֶ֖ה שְׁלָחַ֥נִי אֲלֵיכֶֽם “Èhié shelarhani aléïrhem”. Mais “je serai m’a envoyé”, c’est incompréhensible. Il fallait trouver autre chose, du point de vue du traducteur. Quelque chose d’intelligible. “Celui qui est”, ça passe. Mais si on dit “Celui qui est” ici, il faut aussi le dire au début de la phrase. Donc : Je suis ce que je suis. Alors la question est : mais est-ce que ça avait du sens en hébreu, ce Èhié ?
Oui et non. Ce que je vais m’empresser de vous détailler. Mais à partir de maintenant, et puis en fait depuis le début, franchement, ne m’écoutez plus. Ce truc a été commenté, recommenté et surcommenté des milliers de fois, par bien plus savant que moi, et je suis loin de m’être fadé l’ensemble de la littérature sur le sujet. Mais j’ai ma petite idée, sur une affaire que je trouve ma foi passionnante, parce qu’il s’agit ni plus ni moins que de contempler sous nos yeux la construction d’un monothéisme et que toutes les strates de cette construction sont encore selon moi visibles dans la langue, si bien que je ne résiste pas à l’envie de vous en dire deux mots.
D’abord, un mot sur la théorie documentaire. La théorie documentaire, qui a été pendant deux cents ans la reine des théories d’études critiques de la bible, consiste à dire qu’elle n’a pas été écrite par un seul rédacteur, ni même par un groupe de rédacteurs, mais par plusieurs groupes de plusieurs rédacteurs à des époques très différentes, et que chaque groupe avait rédigé un document, et que ces documents ont été collationnés ensuite (rappelez-vous, ce sont des rouleaux : ça aide pour les couper/coller). Ces groupes, selon l’inventeur de cette théorie, Jean Astruc, médecin français du XVIIIe, sont au nombre de deux : le iavhiste et l’élohiste , et il les distinguait par l’emploi de noms différents pour Dieu : vous l’aurez compris, Iavhé et Elohim. Astruc, qui faisait ça à ses heures perdues, a rédigé ses réflexions dans un livre fondateur des études bibliques, Conjectures sur les mémoires originaux dont il paroit que Moyse s’est servi pour composer le Livre de la Genèse. (Dont il paroit que Moïse ? Eh oui. Selon une tradition tenace chez les rabbins, bien que absolument jamais mentionnée dans la bible, le rédacteur de la torah, les cinq premiers livres, c’est Moïse. Problème : Moïse nous parle de sa propre mort dans le Deutéronome, c’est quand même chelou s’était dit un médecin français qu’était pas la moitié d’un idiot.)
L’hypothèse documentaire a fait florès, et elle a été très développée au XIXe en particulier en Allemagne, où Julius Wellhausen va finir par distinguer non pas deux mais cinq documents : le iavhiste, l’élohiste, le deutéronomiste qu’a rien fait que le deutéronome, et, et c’est là que je veux en venir, le document sacerdotal, qu’on appellera ensuite P (pour “priesterschrifft”, “écrits des prêtres”). Problème : ces documents, jamais personne n’a réussi à les reconstituer. Ce n’est sûrement pas vraiment possible, parce que l’hypothèse elle-même est probablement fausse ou du moins trop simple. Mais on a beaucoup essayé et niet cacahuète. Sauf pour l’un d’eux : P. Le document des prêtres on le connaît maintenant assez bien, à peu près en entier. C’est le rescapé de l’hypothèse documentaire, son apport éternel à l’étude biblique. On sait à peu près quand il a été écrit, autour des V-VIe siècles avant, et dans quel contexte probable : par une caste de prêtres en exil à Babylone sous domination perse.
Et vous savez quoi ? On ne fait pas plus P qu’une phrase comme “Je serai qui je serai”.
On ne fait pas plus P parce que P, comme je le disais, c’est un groupe d’érudits[1] qui s’appuient sur un corpus déjà constitué bien avant eux et dont l’exégèse est déjà ancienne quand eux se lancent à leur tour dans la rédaction de leur document, et que ce Èhiè asher Èhiè, je serai qui je serai, c’est vraiment une phrase d’intello, et elle vient vraiment s’insérer dans une très nette entreprise de révélation dont l’objectif, qui commence dès la Genèse, est d’expliquer qui est Yavhé, que sont les autres dieux par rapport à lui, et quelles relations il et ils entretiennent avec l’humanité d’une part et les Hébreux de l’autre.
Voilà comment ça se passe. Quand P se met à l’écritoire, il y a déjà, a minima, une tradition écrite vieille de deux cents ans au minimum, connue de beaucoup d’Hébreux. Ainsi le Deutéronome date presque certainement du VIIe siècle. La tradition qu’on trouve dans les Rois fait remonter sa “découverte” (lors d’une réfection du temple, on aurait retrouvé ce rouleau) au roi Josias et, côté date, ça colle plutôt pas mal. Et un roi qui fait rédiger un gros pamphlet anti-assyrien, alors que cet empire perd en puissance, rédigé comme une contre-histoire de cet empire sur le modèle des textes assyriens connus, et faussement attribué à d’illustres ancêtres pour le légitimer, ouais, ça colle bien aussi.
Bref, je pourrais parler des heures de ça, la royauté sous domination assyrienne, mais là j’ai d’autres priorités : quand P s’y colle, il y a déjà pleins de textes, pleins de traditions existantes, dont forcément une version de l’Exode, puisque le Deutéronome est écrit comme un discours de Moïse. Il ne part pas ex nihilo du tout. Et pourtant, le voilà qui s’attaque à la Genèse et à l’Exode et qui va les amender. Carrément. Le récit de la création, le premier récit de la création, Bereshit bara Elohim et aShamayim véEt haAretz, Au commencement Dieu créa le ciel et la terre (En un commencement, en fait, mais ça c’est une autre histoire), c’est lui. C’est pas vieux, ça. C’est plus du tout de l’hébreu de bédouin, ça. C’est un truc d’intello, comme je vous disais. C’est un truc de fonctionnaire bien placé dans un empire hautement civilisé, l’empire perse, qui voit ses compatriotes restés au pays comme des fucking ploucs, pour tout vous dire. Des arriérés pas du tout capables de concevoir des concepts aussi élevés que lui, comme, au hasard : celui d’un Dieu unique. C’est pour quoi, le saviez-vous ?, il y a deux récits de la création dans la Genèse. Si si, vérifiez, c’est dès les premières pages. Je vous assure : Genèse 1.27 : Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa.
Vous connaissez la chanson, c’est le sixième jour, quand il leur dit “croissez et multipliez”. Homme et femme, notez. Et puis voilà que :
Génèse 2.3 : Dieu bénit le septième jour et le sanctifia, car il avait chômé après tout son ouvrage de création. 2.4 Telle fut l’histoire du ciel et de la terre, quand ils furent créés Au temps où Yahvé Dieu fit la terre et le ciel, 2.5 il n’y avait encore aucun arbuste des champs sur la terre et aucune herbe des champs n’avait encore poussé, car Yahvé Dieu n’avait pas fait pleuvoir sur la terre et il n’y avait pas d’homme pour cultiver le sol. 2.6 Toutefois, un flot montait de terre et arrosait toute la surface du sol. 2.7 Alors Yahvé Dieu modela l’homme avec la glaise du sol, il insuffla dans ses narines une haleine de vie et l’homme devint un être vivant.
Et puis le truc de la côte d’Adam un peu plus tard :
2.22 : Puis, de la côte qu’il avait tirée de l’homme, Yahvé Dieu façonna une femme et l’amena à l’homme.
Remarquez deux choses : c’est complètement contradictoire, mais P ne corrige rien. Il ajoute. Il fait ce qu’on appelle une glose. Et il la place avant l’autre. C’est sa création qui va débuter le rouleau. Et il a un but bien précis. La deuxième, vos yeux d’aigle l’ont bien sûr repéré tout de suite : Bereshit bara Elohim. Au temps où Yavhé fit la terre et le ciel. C’est la base de la théorie documentaire. P a changé le nom de Dieu. (Et là, comme j’ai bien ménagé mes effets vous vous dites : nom de dieu !)
Pour comprendre ce qui peut expliquer ce blasphème apparent, il faut savoir que, quand P se met à écrire, la perspective théologique est complètement différente de celle des siècles antérieurs. Il est, lui, dans l’idée d’un Dieu unique. Or, selon toutes probabilités, ce n’était pas du tout le cas de cette peuplade qui, en des temps reculés, adorait Yavhé, dieu probablement issu du panthéon ougaritique où El, le dieu suprême, avait dit-on soixante-dix fils, dont Baal, dont on connaît la postérité… et dont peut-être ce petit Iahvé, probablement Iahou à l’époque, dont on ne sait pas trop où ni quand le culte commença, peut-être dans le sud du Sinaï (ce dont la tradition de l’Exode conserverait la trace), peut-être par une bande de mercenaires que les Égyptiens combattirent, les Shasous (bande de mercenaires plutôt que peuple, parce que les tablettes égyptiennes ne leur accordent pas l’article réservé aux peuples, justement). Tout ça est très hypothétique mais, ce qui est certain, la Bible en porte de multiples, d’innombrables traces, c’est que Iavhé au début n’était pas seul du tout. C’était un dieu national, comme l’étaient tous les dieux de la région, le patron d’une bande, d’une peuplade puis d’un peuple. Il avait même une Ashera, une parèdre. Parèdre que ce bon vieux Josias, souvenez-vous, commande à ses sujets d’expulser du temple dans le Deutéronome, signe qu’elle était dans le temple, donc partie du culte, encore sous les Assyriens.
Mais la perspective des Hébreux ne peut plus, depuis longtemps, être celle d’un peuple sur lequel veille un patron tout puissant, pour la bonne et simple raison que le royaume n’existe plus, qu’ils se sont fait envahir trois fois, que le temple a été détruit et qu’ils habitent (que P habite) à Babylone et servent Cyrus ou Artaxerxés pour Esdras, un maître bien plus grand que ne l’a jamais été le roi de Juda ou du royaume du Nord : l’empereur perse, qui a son dieu, Mardouk de Babylone, celui-là même dont on compte les exploits dans Enuma Elish, modèle par excellence du récit de la Genèse, avec déluge et tout. Comment se sortir de ce problème ? Un dieu, Yahvé, dont tout indique qu’il serait plutôt beaucoup moins fort que ses copains ? Bon sang mais c’est bien sûr ! C’est le même. Iavhé, Mardouk, Baal et même El, tout ça ce sont les hypostases d’un même dieu. Les Hébreux adorent bien le dieu le plus fort de tous. Le seul, en fait. Comment, dans ce cas, exprimer le lien particulier (car il en faut un, c’est la mode à l’époque) entre les Hébreux et leur Dieu, si c’est le Dieu de tout le monde ? Eh bien, c’est simple : tout le monde l’adore sous des noms différents. Mais un seul peuple a formé une Alliance avec Lui. Seul un peuple connaît son vrai nom. Les Hébreux. Et son vrai nom, on ne va pas aller contre cinq, six, dix siècles peut-être de tradition : c’est Yahvé.
P va donc organiser la Genèse, le premier livre de la Torah, comme la révélation progressive du nom de Dieu aux Hébreux et à eux seuls. On a ainsi Elohim au début, qui représente tous les dieux à la fois. Elohim est à la fois un singulier et un pluriel en hébreu, c’est pratique pour exprimer qu’en Dieu l’un et le multiple se rencontrent. Le narrateur va bien l’appeler Iavhé de temps en temps puisqu’on conserve sans corriger et qu’on se contente d’ajouter, d’amender. Mais ça, c’est le narrateur, c’est normal, il sait déjà. Il sait déjà parce que… parce que le narrateur, eh bien ce sera Moïse, évidemment ! Le plus grand des prophètes ! C’est lui qui a tout écrit ! Et c’est à Moïse, et à personne d’autre avant lui, que Dieu va révéler son nom, dans Exode… 3.15 ! Je serai qui je serai et que je m’apprête à te révéler.
וַיֹּאמֶר֩ עֹ֨וד אֱלֹהִ֜ים אֶל־מֹשֶׁ֗ה כֹּֽה־תֹאמַר֮ אֶל־בְּנֵי יִשְׂרָאל יְהוָ֞ה אֱלֹהי אֲבֹתֵיכֶ֗ם אֱלֹהֵ֨י אַבְרָהם אֱלֹהֵ֥י יִצְחָק וֵאלֹהֵ֥י יַעֲקֹ֖ב שְׁלָחני אֲליכ֑ם זֶה־שְּׁמִ֣י לְעֹלָ֔ם וְזֶ֥ה זִכְרִי לדֹ֥ר דּר
Dieu dit encore à Moïse : « Voici ce que tu diras aux Israélites : Yavhé, le Dieu de vos ancêtres, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob, m’envoie vers vous. Tel est mon nom pour toujours, tel est le nom sous lequel on fera appel à moi de génération en génération.
Avant cela, dans la Genèse, quand Abraham va faire naître l’Alliance par le sacrifice avorté d’Isaac, Elohim ne se présente pas à lui en tant que Yavhé. Il se présente comme El Shaddaï, traduit par “Dieu-Tout-Puissant” le plus souvent à cause de la septante qui a traduit par Pantokrator (alors que Shadaï est plus probablement un toponyme et correspond encore à une autre Dieu adoré par un autre peuple qu’il s’agissait ainsi d’avaler, de rallier sous la bannière de Yavhé). Iahvé, c’est le vrai nom que Dieu révèle à Moïse.
Bien sûr, dans les traductions canoniques, on ne dit pas dans Exode 3.15 “Yavhé, le Dieu de vos ancêtres etc.” On dit “l’Éternel”. Parce que cette histoire de nom est enfouie maintenant, et surtout elle ne concerne que les Hébreux, et il ne s’agirait pas de conserver ça. C’est bien pour ça qu’on peut se permettre d’être raffiné, joli et d’une profondeur théologique rare avec le “Je suis celui qui est”. On ne cherche plus du tout à dire la même chose que P ! Dans le texte originel, dans P, il faut un futur, parce qu’il va s’annoncer : “Je serai celui que je vais te dire”. Ce futur, c’est le fruit de la construction méthodique et patiente d’une nouvelle révélation, d’une nouvelle manière de concevoir le lien entre un peuple et la divinité : l’Alliance choisie, établie sur la confiance réciproque. Vous êtes Mon peuple, Tu es notre Dieu. Le choix, à la fois du côté humain et divin, qui s’est opéré.
Note
[1] Je mets ici un pluriel pour parler des rédacteurs, mais il se pourrait que ce P là soit seul, tant le style et surtout les intentions sont homogènes ; et s’il est seul, il se pourrait que ce soit Esdras, comme le veut la tradition ; et si c’est Esdras il se pourrait qu’il ait aussi à cette occasion tout réécrit, amendé, modifié, rendant l’hypothèse du rédacteur unique un peu plus forte et ainsi l’hypothèse documentaire encore plus dure à tenir, même si pas tout à fait caduque encore parce qu’il s’agissait déjà alors de textes connus qu’on ne manipulait déjà plus comme on voulait. Bref, à partir de maintenant, je vais passer P au singulier.