Flaubert[1] est un auteur exceptionnellement rapide. On saute une ligne ; une année a passé. C’est aussi le maître du propos rapporté, du style indirect. Il va jusqu’à maltraiter la chronologie des événements historiques pour donner l’occasion à ses personnages d’évoquer leurs thèses et de parler du monde tel qu’il va ; ils deviennent alors, non pas la voix de l’auteur, mais ses yeux : ce qu’il a vu, et ils parcourent ou forment le spectre des opinions d’alors, titres de journaux orientés à l’appui. L’auteur Flaubert est une panoptique.

Sénécal continuait : l’ouvrier, vu l’insuffisance des salaires, était plus malheureux que l’ilote, le nègre et le paria, s’il a des enfants surtout.

— « Doit-il s’en débarrasser par l’asphyxie, comme le lui conseille je ne sais plus quel docteur anglais, issu de Malthus »

Et se tournant vers Cisy :

— « En serons-nous réduits aux conseils de l’infâme Malthus ? »

Cisy, qui ignorait l’infamie et même l’existence de Malthus, répondit qu’on secourait pourtant beaucoup de misères, et que les classes élevées…

— « Ah ! les classes élevées ! » dit, en ricanant, le socialiste. « D’abord, il n’y a pas de classes élevées ; on n’est élevé que par le cœur ! Nous ne voulons pas d’aumônes, entendez-vous ! mais l’égalité, la juste répartition des produits. »

Ce qu’il demandait, c’est que l’ouvrier pût devenir capitaliste, comme le soldat colonel. Les jurandes, au moins, en limitant le nombre des apprentis, empêchaient l’encombrement des travailleurs, et le sentiment de la fraternité se trouvait entretenu par les fêtes, les bannières.

Hussonnet comme poète, regrettait les bannières Pellerin aussi, prédilection qui lui était venue au café Dagneaux, en écoutant causer des phalanstériens. Il déclara Fourier un grand homme.

— « Allons donc ! » dit Deslauriers. « Une vieille bête ! qui voit dans les bouleversements d’empires des effets de la vengeance divine. C’est comme le sieur Saint-Simon et son église, avec sa haine de la Révolution française : un tas de farceurs qui voudraient nous refaire le catholicisme ! »

M. de Cisy, pour s’éclairer, sans doute, ou donner de lui une bonne opinion, se mit à dire doucement :

— « Ces deux savants ne sont donc pas de l’avis de Voltaire ? »

— « Celui-là, je vous l’abandonne ! » reprit Sénécal.

— « Comment ? moi, je croyais… »

— « Eh non ! il n’aimait pas le peuple »

Puis la conversation descendit aux événements contemporains : les mariages espagnols, les dilapidations de Rochefort, le nouveau chapitre de Saint-Denis, ce qui amènerait un redoublement d’impôts. Selon Sénécal, on en payait assez, cependant !

— « Et pourquoi, mon Dieu ? pour élever des palais aux singes du Muséum, faire parader sur nos places de brillants états-majors, ou soutenir, parmi les valets du Château, une étiquette gothique ! »

— « J’ai lu dans la Mode », dit Cisy, « qu’à la Saint-Ferdinand, au bal des Tuileries, tout le monde était déguisé en chicards. »

— « Si ce n’est pas pitoyable ! » fit le socialiste, en haussant de dégoût les épaules.

— « Et le musée de Versailles ! » s’écria Pellerin. « Parlons-en ! Ces imbéciles-là ont raccourci un Delacroix et rallongé un Gros ! Au Louvre, on a si bien restauré, gratté et tripoté toutes les toiles, que, dans dix ans, peut-être pas une ne restera. Quant aux erreurs du catalogue, un Allemand a écrit dessus tout un livre. Les étrangers, ma parole, se fichent de nous ! »

— « Oui, nous sommes la risée de l’Europe », dit Sénécal.

— « C’est parce que l’Art est inféodé à la Couronne. »

— « Tant que vous n’aurez pas le suffrage universel… »

— « Permettez ! » car l’artiste, refusé depuis vingt ans à tous les Salons, était furieux contre le Pouvoir. « Eh qu’on nous laisse tranquilles. Moi, je ne demande rien seulement les Chambres devraient statuer sur les intérêts de l’Art. Il faudrait établir une chaire d’esthétique, et dont le professeur, un homme à la fois praticien et philosophe, parviendrait, j’espère, à grouper la multitude. — Vous feriez bien, Hussonnet, de toucher un mot de ça dans votre journal ? » — « Est-ce que les journaux sont libres ? est-ce que nous le sommes ? » dit Deslauriers avec emportement. « Quand on pense qu’il peut y avoir jusqu’à vingt-huit formalités pour établir un batelet sur une rivière, ça me donne envie d’aller vivre chez les anthropophages ! Le Gouvernement nous dévore ! Tout est à lui, la philosophie, le droit, les arts, l’air du ciel ; et la France râle, énervée, sous la botte du gendarme et la soutane du calotin ! »

Le futur Mirabeau épanchait ainsi sa bile, largement. Enfin, il prit son verre, se leva, et, le poing sur la hanche, l’œil allumé :

— « Je bois à la destruction complète de l’ordre actuel, c’est-à-dire de tout ce qu’on nomme Privilège, Monopole, Direction, Hiérarchie, Autorité, Etat ! » et, d’une voix plus haute : « que je voudrais briser comme ceci ! » en lançant sur la table le beau verre à patte, qui se fracassa en mille morceaux[2].[3]

Cela rend plus étonnant encore les nombreuses fois où l’auteur s’exprime directement, donne son avis, juge, en particulier lorsqu’il nous transmet le peu d’amour qu’il éprouve pour son personnage, Frédéric Moreau, quand, par exemple, il évoque “sa prodigieuse couardise”, ici :

Il en fut de même les fois suivantes. Dès que Frédéric entrait, elle montait debout sur un coussin, pour qu’il l’embrassât mieux, l’appelait un mignon, un chéri, mettait une fleur à sa boutonnière, arrangeait sa cravate ; ces gentillesses redoublaient toujours lorsque Delmar se trouvait là.

Étaient-ce des avances ? Frédéric le crut. Quant à tromper un ami, Arnoux, à sa place, ne s’en gênerait guère ! et il avait bien le droit de n’être pas vertueux avec sa maîtresse, l’ayant toujours été avec sa femme ; car il croyait l’avoir été, ou plutôt il aurait voulu se le faire accroire, pour la justification de sa prodigieuse couardise[4]. Il se trouvait stupide cependant, et résolut de s’y prendre avec la Maréchale carrément.[5]

L’auteur est là, et donne de la voix, à la manière de Balzac, voix parmi les voix et propos rapportés. Flaubert est une charnière entre les siècles : il se refuse aux mots d’esprit du précédent et tait ses idées le plus possible, au profit des impressions, mais il déborde et ses opinions le rattrapent, et soudain le narrateur surgit, droit sorti du dix-neuvième, et de manière si évidente, cependant, qu’il ne pouvait pas ne pas en être conscient, et qu’il ne voyait donc là rien de contradictoire. Que cette intervention ne le choquait en rien. De son propre aveu, “la Vérité n’est pas la condition de l’Art”[6]. C’est peut-être pour ça : il ne rassemble pas les visions pour qu’on en tire une seule, il les donne toutes, la sienne avec les autres, et que le lecteur débrouille ce kaléidoscope.

Notes

[1] Celui que je connais, veux-je dire : l’auteur de l’Éducation sentimentale.

[2] Je regrette un peu que nos soirées ne soient pas ainsi peuplés de gens brisant les verres pour ponctuer leur discours.

[3] Deuxième partie, chapitre 2, lorsque Moreau, enfin riche, accueille ses “amis” dans sa nouvelle demeure.

[4] Comme je vous disais. Notez au passage comme il est dur à suivre, avec cette manie de l’indirect et son périlleux maniement des pronoms, qui font tout son charme : on ne sait trop s’il parle là d’Arnoux ou de Moreau.

[5] Un peu plus bas.

[6] Dans une lettre aux Goncourt.