Le troisième clan était le monde proprement dit, ce monde des bals, des dîners, des toilettes brillantes, qui se retient d’une main à la cour pour ne pas tomber dans le demi-monde, qu’il s’imagine mépriser tout en partageant ses goûts.

Léon Tolstoï , Anna Karénine, deuxième partie, 1877.

Thèse : La dictature de la petite bourgeoisie est la conséquence nécessaire, logique, de l’apparition de la classe moyenne qui, par simple effet de masse, de nombre, a représenté, de l’instant où elle sortit de la misère, le plus gros contingent économique du pays. Dès lors, déplorer son emprise, c’est déplorer par effet de bord l’aisance financière nouvelle du plus grand nombre, soit la plus grande[1] réalisation de l’Occident.

Le schéma est rigoureusement le même que pour la disparition de la noblesse au profit de la bourgeoisie : une classe moins aisée, moins légitime, mais plus nombreuse, pèse tant et si bien sur l’économie du pays qu’elle impose avec le temps l’ensemble de ses codes au détriment de ceux de ses prédécesseurs, codes anciens qui finissent par disparaître même au sein de leur classe « de naissance ».

Les nouveaux usages sont, très généralement, des versions abâtardies des anciens apparues « pour faire comme », d’après l’indépassable schéma bourdieusien de la distinction. Ils leur sont donc objectivement inférieurs (parce que détachés de leur origine, parce que mal compris, parce que mal-appris, parce que mis de travers, etc.). [2]

Mais voilà : force est de constater que les rangs de la (toute) petite bourgeoisie actuelle sont constitués de ceux qui, un siècle plus tôt, constituaient la chair à canon de la société : artisans misérables, domestiques en tous genres, paysans illettrés, innombrables crève-la-faim sans avenir dont les enfants n’avaient rigoureusement aucune chance de tromper le destin. Or, il est difficile de déplorer ce changement-là[3] Évidemment, ces gens-là n’ont de culture que populaire. Leurs goûts sont tape-à-l’œil, robes de princesse en matière synthétique et dorures en stuc, plastique à tous les étages, accordéon-musette, musique de balloche.

Leurs enfants s’élèvent, petit à petit, en un lent mouvement de sophistication qui pourrait prendre des siècles : s’appropriant d’une part les goûts plus élevés de l’ancienne classe supérieure (qui les délaisse dans le même mouvement et dès lors décade dans son coin), échafaudant d’une autre leur propre culture sur la base des goûts hérités. L’exemple de la musique est à peu près parfait : la « grande » musique, la musique « classique », ce qui, il y a moins de cinquante ans, s’appelait tout simplement « la musique » (tout le reste n’étant que « variétés »), est indiscutablement supérieure à la musique populaire actuelle. Plus de travail, plus de goût, plus de talent, plus de génie, ce qui peut se résumer en : plus de siècles, ont concouru à son élaboration. Pourtant, une personne telle que moi, issue d’un milieu populaire (ou disons, petit-bourgeois de deuxième génération) et qui comme la plupart de ses pairs se pique de culture et d’amour de la musique, ne la comprend plus[4], et ne trouve plus de grâce que dans le rock, le jazz et autres bagatelles tard venues.

Une chose nous sauvera peut-être. Pour peu qu’on soit d’un naturel optimiste, il n’est pas interdit de la considérer : ce n’est pas parce qu’un art est moins élevé qu’on y a moins de talents. Il faut ici faire une comparaison souvent décriée mais tellement éclairante, à chaque fois qu’on l’ose, qu’on n’osera jamais y renoncer : prenez un enfant. Prenez Mozart à huit ans. En d’autres termes : prenez une culture en ses langes. Faudrait-il décourager chacune de ses initiatives au prétexte que les adultes en ce domaine feront toujours mieux que lui ? Ou au contraire, pourrait-on déceler, pour ainsi dire « à la naissance », le talent qui n’éclora que plus tard, et autant que possible l’encourager ? Il me paraît sot de reprocher à un enfant ses enfantillages, car l’accusation, si elle n’est pas fausse (elle ne l’est certes pas : le rock’n’roll est largement insignifiant), se teinte de ridicule lorsqu’on la considère sous cet angle : celui d’un adulte méprisant l’enfant qui l’imite tant bien que mal du haut de ses frustes moyens. Que dirait-on à un homme qui enfoncerait son fils plus bas que terre au prétexte qu’il n’a jamais composé de symphonie à huit ans révolus ?

Remplissez ce paragraphe avec tous les griefs à l’encontre du précédent : un enfant s’élève vers, l’éducation consiste justement à, quel rapport existerait entre un barnum de guitares et un quatuor à cordes, etc.

N’en demeurera pas moins cette vérité insolente : la culture est aux mains de la plus grande force économique. C’est à l’heure actuelle la petite bourgeoisie, qui vous salue bien.

Pour finir, notons également qu’il est en réalité injuste de mettre sur le dos des téléspectateurs[5] la mort de la culture. À y bien regarder, ce n’est d’ailleurs pas ce que déplore Renaud Camus (qui ne l’aura pas reconnu entre toutes ses lignes ?), qui maugrée contre la trop forte présence de la sous-culture dans les médias, et l’absence subséquente de l’autre. Certes, les médias sont aux mains des petits bourgeois, pour la très simple raison expliquée plus haut : ce sont les petits bourgeois qui les lisent, les regardent et les écoutent. Il reste que les bibliothèques sont toujours ouvertes, que les vieux livres n’y manquent pas, que grâce à Internet sont à portée de mains les plus beaux enregistrements de musique classique, etc. ; bref, tout bien considéré, l’accès à la « grande » culture n’a jamais été plus facile qu’aujourd’hui. Dès lors, il est malvenu de décrier la télé : il suffit de ne pas la regarder[6].

Notes

[1] Arguably.

[2] Affaiblissons tout de même l’argument : le changement de code est dans certains cas parfaitement neutre sous le rapport objectif. Ainsi du fameux “Bon appétit”, qui fait hurler d’horreurs les bourgeois ancienne mode depuis qu’il s’est répandu à peu près partout dans un double mouvement fascinant : né chez les prolos par imitation des hautes classes qui le rejetèrent d’un bloc, il s’est exporté à l’étranger où il devint le sommet du chic, pour nous revenir en force, indépassable ou presque (ne pas le dire devient mal poli, qu’on le veuille ou non). Or, son innocuité est à peu près parfaite. Ainsi, le déplorer revient à regretter que le monde ne suive pas éternellement les insignifiants préceptes d’une classe en particulier. Généralement la sienne.

[3] Tout particulièrement quand, comme c’est mon cas, on en est le produit évident. Aucun de mes arrière-grands-parents ne savaient lire. Du côté maternel, on tombe même sur d’authentiques damnés de la terre, les forçats de la faim et tsouin tsouin tsouin. Si rien n’avait bougé, si j’étais né parmi eux, je serais mort d’une crise d’asthme à huit ans. Aussi, à tout prendre, la situation actuelle me convient-elle très bien (égoïsme de classe).

[4] Je me soigne du reste, et tente de rattraper le temps, mais c’est déjà trop tard. À l’heure actuelle, seuls Schubert et Beethoven trouvent grâce à mes oreilles. Cela doit en dire long.

[5] Pour aller vite. Prenez le mot au sens très large de “personne ayant un accès à l’un quelconque des différents médias, presse, télé, radio. Les trois sont à peu près équivalent sous ce rapport, bien que de grandes différences de degré existent.

[6] Les mauvaises langues en tireront même un argument contre Renaud Camus : ce qu’il regrette en fait, c’est de ne pas y passer.