Tout balancer – 2
Tout balancer : l’idée lui était venue lentement. Pas de révélation subite, pas de date butoir, pas plus d’événements marquants. C’était une lassitude progressive qui l’avait lentement gagné, sur plusieurs années, toute sa vie pensait-il. Un dégoût du monde, de toute activité, professionnelle, culturelle, ludique, gastronomique, littéraire, alcoolisée. Le goût des choses l’avait quitté.
Un mois auparavant, la chose devint physiquement constatable. Après un repas du dimanche, un œuf vite avalé accompagné de biscottes se glorifiant de leur teneur en fibres, la langue lui avait subitement brûlé. L’inflammation avait duré plusieurs jours avant que, fatigué d’agacer sa langue à vif sur le tranchant de ses incisives, il ne se résolût à des bains de bouche quotidiens pour la combattre. Deux jours plus tard, la douleur avait passé, lorsqu’il se rendit compte que ses papilles malmenées ne fonctionnaient plus bien, qu’il ne ressentait plus ni le salé ni le sucré. Les plats insipides se succédant les uns aux autres, il réalisa : le goût des choses l’avait quitté. Mais il n’avait pas seulement quitté sa bouche. C’était tout son être qui était atteint. Il retrouva une semaine plus tard toute la saveur des aliments, ce qui ne changea rien, sinon que la côte de bœuf méritât enfin qu’on en paye le prix : l’idée qui avait pris racine depuis longtemps dans son âme n’avait fait qu’éclore à cette occasion dans son esprit. Cette petite aventure était la métaphore parfaite de ce qui l’occupait déjà, tapi dans un recoin inarticulé de son cerveau, et qui, comme toute vérité cruelle, lorsqu’elle est mise en mot, ne lâche plus jamais prise. Sa langue lui avait signifié une idée qui n’attendait que ça.
La première étape était de vendre son appartement. Heureux propriétaire d’un trois pièce parisien, il comptait en retirer un bon prix, l’équivalent de quinze ans de son salaire, au bas mot. A la tête de ce pécule, il pourrait être locataire pour un certain temps, ce qui lui permettrait de n’être lié à aucun lieu particulier. Il comptait aussi démissionner. Il avait connu la vie de bureau pendant vingt longues années, secrétaire de rédaction dans un quotidien.
Il se demandait parfois comment il occuperait ses journées sans travail, ce qui était une drôle de question pour quelqu’un qui ne s’intéressait plus à rien. Il avait envisagé le suicide mais après réflexion, cette perspective ne l’enchantait jamais tout à fait. Il ne comptait pas mettre fin à ses jours. La vie, même sans saveur, le tenait encore, ce qui laissait entier cet épineux problème : sans emploi, il serait désœuvré, il vivrait l’ennui, la longueur des jours. Il avait donc décidé de se vouer à un sujet quelconque, une étude, un projet, qu’il pourrait mener à bien, dans les délais les plus longs possibles.