Fictions
L'écrivant écrit enfin, mais bien peu, comme on voit
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Tout balancer – 2
Tout balancer : l’idée lui était venue lentement. Pas de révélation subite, pas de date butoir, pas plus d’événements marquants. C’était une lassitude progressive qui l’avait lentement gagné, sur plusieurs années, toute sa vie pensait-il. Un dégoût du monde, de toute activité, professionnelle, culturelle, ludique, gastronomique, littéraire, alcoolisée. Le goût des choses l’avait quitté.
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Tout balancer – 1
C’était la dernière assemblée de copropriétaires à laquelle il devait assister, et elle n’en finissait pas. Il avait toujours trouvé cela pénible, beaucoup trop long, dispersé, inefficace, mais elle atteignait-là, comme pour fêter son départ, aux sommets disputés de l’ineptie de groupe, bouleversant ses conceptions géo-sociologiques. Les réunions de consommateur se trouvaient tout soudain dans les vallées de l’utile, les séminaires d’intégration décrochaient des parois de l’absurde vers les refuges de l’agréable et ses anniversaires en famille conquéraient les prairies du délice. Madame le notaire, respectable vieille femme boitillante, conférait à cette assemblée ses qualités tectoniques. Son inexorable lenteur, la cadence microscopique et obstinée qu’elle imposait, poussaient, comme les continents bougent, les participants les mieux disposés et les plus résistants aux séismes émotionnels vers des éruptions de colère destructrice, souterraines encore, mais pour combien de temps ? Chaque décision infime donnait lieu à une série de déplacements interminable, quoiqu’ils fussent de moins en moins longs, car chacun semblait devoir en entraîner un autre selon une logique démentielle, procédurale et burelière. Il fallait vérifier un dossier, trouver la clef de l’armoire, exhumer la copie, revenir au bureau, chercher la calculatrice, farfouiller le courrier, décrasser la gomme, ramasser un trombone, puis recommencer le calcul et s’apercevoir enfin que le dossier n’était pas le bon. Conrad s’épuisait ainsi à observer ce qu’il qualifiait de vivant paradoxe de Zénon, avançant toujours, n’arrivant jamais, lorsqu’il fut saisi d’une pensée polaire. Il y avait pire. Il y avait le fils.