Tout balancer – 1
C’était la dernière assemblée de copropriétaires à laquelle il devait assister, et elle n’en finissait pas. Il avait toujours trouvé cela pénible, beaucoup trop long, dispersé, inefficace, mais elle atteignait-là, comme pour fêter son départ, aux sommets disputés de l’ineptie de groupe, bouleversant ses conceptions géo-sociologiques. Les réunions de consommateur se trouvaient tout soudain dans les vallées de l’utile, les séminaires d’intégration décrochaient des parois de l’absurde vers les refuges de l’agréable et ses anniversaires en famille conquéraient les prairies du délice. Madame le notaire, respectable vieille femme boitillante, conférait à cette assemblée ses qualités tectoniques. Son inexorable lenteur, la cadence microscopique et obstinée qu’elle imposait, poussaient, comme les continents bougent, les participants les mieux disposés et les plus résistants aux séismes émotionnels vers des éruptions de colère destructrice, souterraines encore, mais pour combien de temps ? Chaque décision infime donnait lieu à une série de déplacements interminable, quoiqu’ils fussent de moins en moins longs, car chacun semblait devoir en entraîner un autre selon une logique démentielle, procédurale et burelière. Il fallait vérifier un dossier, trouver la clef de l’armoire, exhumer la copie, revenir au bureau, chercher la calculatrice, farfouiller le courrier, décrasser la gomme, ramasser un trombone, puis recommencer le calcul et s’apercevoir enfin que le dossier n’était pas le bon. Conrad s’épuisait ainsi à observer ce qu’il qualifiait de vivant paradoxe de Zénon, avançant toujours, n’arrivant jamais, lorsqu’il fut saisi d’une pensée polaire. Il y avait pire. Il y avait le fils.
Clerc de l’étude, le fils de madame le notaire était un petit homme dégarni, portant le peu de cheveux qui lui restait en couronne le long du crâne, descendant sur sa nuque. Œil clair et nez crochu, physique empâté, glabre, il avait tout du vautour obèse. Vêtu d’un pantalon de mauvais velours vert olive et d’un pull clair à col ouvert en matière synthétique, il ramassait sa silhouette rondouillarde en croisant ses mocassins fatiguées sur le pied de ce qui devait être, à en juger par les soupirs de soulagement qu’il poussait chaque fois qu’il le regagnait, son fauteuil préféré. Il tenait son stylo plume avec cette application touchante chez l’enfant qui apprend à former ses lettres, ridicule chez l’homme mûr, et suivait de mauvaise grâce les instructions de sa mère, lui enjoignait sans cesse de ralentir le train de sénateur qu’elle prenait pour dicter les clausules, au risque de l’arrêter tout à fait, et répétait régulièrement qu’il allait moins vite qu’elle car, disait-il, « Toi tu dictes, moi j’écris », car les deux se tutoyaient ainsi familièrement, comme s’ils étaient à table. Elle l’appela même « mon chéri » en une occasion ; lui l’appelait « maman », et justifiait ainsi aux yeux de tous qu’elle le traitât comme un enfant. Le clerc compensait cette infantilisation mi-subie, mi-voulue par l’air autoritaire et faussement savant qu’il adoptait pour s’adresser aux autres. Il tenait par exemple à respecter scrupuleusement les règles du vote, demandant aux quatre copropriétaires, dont Conrad, de lever la main pour exprimer leur accord : tout autre mode d’acquiescement était nul et non avenu. Il répondait aux questions les plus simples dans ce sabir invraisemblable que le génie de la chose juridique a su produire, parlant quorum et tantième, considérant toute chose, attendu qu’on ne savait quoi.
Au bout d’une heure de ce traitement, à parler remplacement de boîte à lettres et salaire de concierge, Conrad était au bord de l’épuisement. Le calvaire dura deux heures de plus. Le tout devait se clore par l’élection du président du syndicat. Lorsque Conrad comprit que personne ne se présenterait, ce qui poussait notaire et fils à séquestrer l’assemblée jusqu’à ce que mort s’ensuivît, ou que président fût élu, il leva la main et accepta la charge. Après tout se disait-il, il comptait vendre son appartement dans le mois qui venait, cela ne l’engageait pas tellement. Il fut ainsi délivré sur les coups de dix heures, du moins le croyait-il : il dut en fait subir la compagnie de madame Grandville, sinistre propriétaire de plusieurs étages de l’immeuble, tout heureuse d’apprendre qu’il prendrait le même métro qu’elle, la ligne 2, si mal fréquentée dans cette partie du dix-huitième arrondissement qu’elle avait peur de s’y aventurer seule. Conrad faillit lui répondre qu’elle ne risquait rien, qu’il lui suffirait de sourire pour effrayer la racaille la plus endurcie, mais il se ravisa, jugeant qu’elle pourrait devenir une parfaite acheteuse de son appartement. Il avait beau vouloir tout balancer, il voulait le faire proprement.