Sauf à quitter votre canapé
Le problème, quand on déforme la langue, c’est qu’on la déforme pour tout le monde.
Ainsi, il n’est plus désormais possible d’utiliser “sauf à”, puisqu’une grosse portion des locuteurs l’emploie dans le sens “à moins de”, alors qu’elle signifie encore, pour une petite partie plus informée, “quitte à, au risque de”.
“Passons par le bois, sauf à faire un détour” : les trois-quarts comprendront que passer par le bois est un raccourci qui évite le détour. Or, c’est précisément l’inverse : le bois est un détour potentiel. Or, si je lis cette expression, ou si je l’entends, le contexte ne sera pas toujours suffisant pour que je sache lequel des deux sens l’auteur voulait convoyer. Souvent, il me faudra remonter au métacontexte pour le déterminer : qui parle, et d’où ? Il faut savoir si l’auteur est au courant du sens original, ou s’il fait partie des déformateurs malgré eux. Sous la plume de Balzac, je n’ai pas de doute. Sous la plume d’un journaliste lambda, non plus. Mais bien des cas sont plus flous.
Et cela peut se compliquer. Un légitimiste repenti pourrait vouloir adopter le nouveau sens, ou tout du moins admettre qu’il est dorénavant le seul en vigueur. Après tout, c’est comme ça que la plupart le comprendra, alors, pourquoi résister ? Mais il y a ces autres, ces purs, qui le lui reprocheront, et cet aiguillon sera certainement suffisant pour qu’il ne veuille pas tenter le coup. Alors que, bon sang ! il sait ! C’est un “sauf à” au troisième degré ! Mais peu importe, il est sage, et adoptera donc la seule position possible : rayer tout simplement cette locution de son vocabulaire, et ne plus l’employer jamais.
Mais, s’il est courageux, le revendicateur prendra le risque d’être mal compris par la majorité. Il l’emploiera, sauf à créer l’ambiguïté. C’est presque de sa part une volonté de tri, un écrémage. Un “Nathanaël, jette mon livre”, en quelque sorte, moins hypocrite peut-être (Gide voulait qu’on le lise, après tout). Mais il y a toujours moyen de la contourner, cette pauvre locution. On ne peut plus donc l’employer en toute innocence : c’est à chaque fois tenir une position, et ainsi dire plus qu’on ne le voulait peut-être.
Les déformateurs n’ont pas gagné pour autant, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas éradiqué l’ancien sens de “sauf à”. Il y aura toujours de vieux livres pour nous le rappeler. Mais ils en empêchent toute utilisation future, de notre part à nous, pauvres informés.