J’ai lu Zouleikha ouvre les yeux, de Gouzel Iakhina, une autrice tatare dont je n’avais jamais entendu parler. Et c’était fantastique, sur de très nombreux plans. (J’intercale une petite critique déjà rédigée ailleurs, que ceux qui l’ont déjà lue là-bas me pardonnent. Elle est légèrement modifiée, si ça peut vous donner envie de la relire.)

Déjà, c’est un roman très classique, et en ce moment très classique je trouve ça dépaysant. Très russe, aussi, dans la tradition de Pasternak, et même de Tolstoï, un peu de Soljenitsyne aussi, mais justement : un Soljenitsyne qui aurait renoué avec l’art du roman, qui prendrait les armes du docteur Jivago pour parler d’un nouvel archipel, puisque le thème de Zouleikha, sa toile de fond historique et humaine, c’est le traumatisme de la dékoulakisation, entre 1920 et 1945, pour aller vite. On suit, surtout par les yeux d’une femme tatare, la transformation à marche forcée vers le paradis socialiste et le peuple soviétique de cet immense pays rural où vivaient en parallèle des dizaines, des centaines de communautés presque autarciques (dont très honnêtement je ne connais pas grand-chose, je veux dire, je connais les Russes, peut-être les Géorgiens, les Ukrainiens et pas beaucoup plus), et pour l’illustrer nous sommes plongés au début du livre dans l’intimité sociale, mythique et religieuse des Tatares de la région de Kazan, entre syncrétisme païen et Islam décalé, absolument pas soviétisés à l’époque à quelques notables près, et voilà qu’on déracine tout ça, qu’on déplace et qu’on mélange tout, et viennent les intellectuels de Pétersbourg, les forçats du Caucase et les déportés de Crimée, qui se joignent à la grande marche et à l’exil, jusqu’aux confins, hors de tout. Et nous allons après ce périple haletant assister en plus à la reconstruction tenace à partir de rien, au milieu de la nature sauvage, à la renaissance hoqueteuse de petites solidarités, tandis qu’au loin on devine que s’est achevée la modification totale, radicale, de leur univers.

Mais bien sûr le plus fort dans Zouleikha c’est que ce n’est pas du tout un roman historique ou social, encore moins politique, c’est une histoire très simple, de vie, de mort, de maternité, de lâcheté et de courage, d’amour évidemment, et puis de paysages, de paysages sans fins comme l’hiver en Sibérie, de ciels lumineux et de rivières argentées, d’animaux sauvages qui peuplent une nature indomptable, splendide, féconde et vengeresse, et puis de tout ce que ces femmes et ces hommes ont pu faire pour vivre et tenir au milieu de tout ça.

En plus d’être très classique, donc, en plus d’être une grande fresque, presque une saga d’un seul tome, c’est aussi un point de vue absolument inédit sur ces événements et même, dirais-je, mais c’est peut-être ma culture limitée qui s’exprime ici, d’un point de vue absolument nouveau en littérature russe. C’est écrit en russe (et rudement bien traduit), mais comme je vous disais l’autrice est tatare (il reste de nombreux éléments de leur vocabulaire particulier, au point que le livre comporte un petit lexique) et c’est par cette toute petite lorgnette d’un peuple assimilé, islamisé en surface mais encore complètement païen dans ses traditions et ses superstitions qu’on traverse l’histoire, et je crois que ça joue beaucoup dans l’absolu dépaysement qu’on ressent sur tous les plans, à la fois géographique, psychologique, politique et religieux. J’ai l’habitude pourtant des auteurs russes, des grands noms, mais il y a chez Iakhina une telle humilité qu’on est bien loin tout en étant très près, c’est une histoire de toutes petites choses, de toutes petites gens, pris dans des rouages titanesques qu’on ne distingue jamais très bien, comme s’ils étaient trop grands pour nos yeux ou comme si on les observait depuis le fond de l’étang, et eux au-dessus de la surface, obscurs et troubles.

C’est aussi plein d’autres choses, une histoire de dominations successives, de fatalité et puis de persistance, de persévérance dans la vie, c’est dur mais tout aussi bien exaltant, comme de sortir dans la tempête, on s’en prend en pleine figure mais bon sang qu’est-ce qu’on vit. Il y a bien quelques défauts, je trouve par exemple la dernière partie nettement en dessous de la première, proprement fantastique, peuplée d’esprits, qui se joue dans un tout petit univers : la tête de Zouleikha et ses superstitions, son rustre de mari et sa sorcière de belle-mère, principalement. La deuxième partie est complètement différente mais se tient toujours très bien par contraste. Le récit devient haletant, oppressant, terrible, les événements se bousculent et au milieu de ce petit bourg certes rudes et injuste mais tout au moins paisible surgit l’Histoire inhumaine qui bouleverse tout et renverse le monde. Mais la dernière, donc, qu’on pourrait appeler la “reconstruction”, a presque déjà tout dit dans ses premières pages, en réalité (qui sont splendides). À moins que la flamboyance presque constante des descriptions naturalistes n’ait fini par me lasser, c’est possible ; les fleuves de Sibérie chatoient tout de même beaucoup. Mais c’est de l’ordre du détail, vraiment. C’est un sacré roman.