La carte et le territoire
Houellebecq est décidément un auteur important. Ce livre, comme l’indique son titre, est tout entier une expérience de point de vue, un roman cartographique, une façon de donner du sens au réel non par son contenu, qui n’est qu’un informe fouillis, absurde et violent, mais par son organisation (“la carte est plus importante que le territoire”). Ce n’est d’ailleurs pas vraiment un roman, et Houellebecq, le personnage Houellebecq, nous le dit clairement : il ne veut plus rendre compte du monde comme narration (mais comme juxtaposition, ajoute-t-il, ce qui est plus énigmatique). Bien sûr, on peut le décrire comme un roman, le raconter, ce que ne se prive pas de faire l’éditeur dans le texte de quatrième (sûrement aussi l’auteur ; j’imagine qu’il y a au moins fourré son nez), mais ce texte, qui se trompe déjà sur ce point, se trompe sur un autre. Il contient une erreur manifeste, un adjectif résolument faux : classique.
Même si l’auteur lui-même l’avait employé, il serait absurde. Ce livre n’a rien de classique. S’il s’agissait d’évoquer grâce à lui la rigueur, la rigueur des lignes, ce type d’épure qu’on prête aux temples grecs, sûrement y aurait-il quelque chose à creuser, mais ce serait aller bien loin pour ce pauvre adjectif qui, appliqué à la littérature, n’a jamais voulu dire ça. La littérature classique n’a jamais été épurée. Il y a toujours eu une tenue de la langue (comme les temples tiennent : remarquons d’ailleurs, en passant, que ce classicisme de l’épure qui, penserait-on, ne s’est jamais mieux exprimé que dans la rigueur dorique des temples, est un leurre : les temples doriques, ou ce qui nous en reste, sont massifs, très loin d’être élancés ; leurs colonnes sont ventrues, leur proportions bien moins élégantes que leurs homologues corinthiens, qui de leur côté sont déjà loin de l’épure, puisqu’ils sont fleuris. Épure ou élégance, il faut choisir, visiblement), il y a toujours eu en littérature classique une tenue de la langue, disais-je, un effort de style qui est ici rigoureusement absent (rigoureusement : c’est le mot clé). C’est même là, paradoxalement, qu’on pourrait y trouver l’équivalent de la rigueur dorique : dans le refus de l’ornement. Ce livre a de l’épure, donc, mais n’est certainement pas classique. De plus, il est innovant, ce que ne peut pas être, par définition, un roman classique.
D’ailleurs, c’est à peine un roman, et même, ce ne le serait pas du tout si son auteur n’avait tenu à ajouter cette affaire policière qui en occupe le dernier tiers et qui, paradoxalement, encore, naît du meurtre symbolique du personnage Houellebecq, comme si effacer l’auteur, le sacrifier, le déchiqueter littéralement, redonnait naissance au romanesque. Cependant, ce dernier tiers est très clairement le maillon faible du livre, à tel point qu’on se demande pourquoi Houellebecq, Houellebecq l’auteur, a voulu l’insérer. L’histoire de Jed Martin, ou plutôt le tableau de Jed Martin, ce territoire peint dans l’œil d’un Dieu moqueur et cartographe, avait en elle-même toute la force désirée, et contenait tout ce que l’auteur voulait nous dire. Ce tout est peu, mais il est grand. Il s’agit d’organisation, et les longs développements consacrés aux utopistes du xixe nous le montrent clairement. C’est de l’organisation du monde qu’il est question, une organisation vouée au dépérissement, vouée au retour à l’organique.
Mais s’il n’est pas classique, il est en revanche formel, ce qui est, me semble-t-il chez Houellebecq, une nouveauté (formel à ce point, veux-je dire ; j’ai cru toutefois comprendre que La Possibilité d’une île devait avoir, déjà, ce caractère, mais je ne l’ai pas lu, aussi sauté-je allègrement au-dessus de cette hypothèse). Il est tenu. Les descriptions sous forme de mode d’emploi, les paragraphes wikipédiesques y sont légions (m’a d’ailleurs sauté aux yeux le ridicule du procès en plagiat qu’on a voulu lui intenter : il aurait recopié des paragraphes de Wikipédia ! Bon sang ! C’est pourtant bien sûr : il fallait qu’il le fasse. Le ton dégagé, résolument informatif (et tout est dans le “résolument”, et même, c’est là qu’est la moquerie dans l’œil du Dieu : cet absurde sérieux de l’informatif), voilà l’essence même de ce livre. Une carte. Ce livre est une carte. Je rougis de honte par procuration pour les critiques qui ont osé, résolument osé, ne pas voir ça). Il n’y a guère que le long monologue du père, ainsi que ceux du personnage Houellebecq, pour déroger à la règle, et très brillamment, puisque ainsi l’auteur porte le fer là où il faut (ce sont deux passages très émouvants). Il n’y aurait que quelques éclairs, quelques secondes de sensibilité dans nos vies, de courts passages fugaces, et souvent gênés, au cours desquels quelque chose de résolument humain se passe sous nos yeux. Le reste n’est que stupide conséquence de notre organisation, de notre système économique, de notre système de production. Voilà la conclusion vers laquelle il nous mène.