En ce moment, le comte et le médecin étaient arrivés au coin de la rue de la Chaussée-d’Antin. Un de ces enfants de la nuit, qui, le dos chargé d’une hotte en osier et marchant un crochet à la main, ont été plaisamment nommés, pendant la révolution, membres du comité des recherches, se trouvait auprès de la borne devant laquelle le président venait de s’arrêter. Ce chiffonnier avait une vieille figure digne de celles que Charlet a immortalisées dans ses caricatures de l’école du balayeur.

— Rencontres-tu souvent des billets de mille francs, lui demanda le comte.

— Quelquefois, notre bourgeois.

— Et les rends-tu ?

— C’est selon la récompense promise…

— Voilà mon homme, s’écria le comte en présentant au chiffonnier un billet de mille francs. Prends ceci, lui dit-il, mais songe que je te le donne à la condition de le dépenser au cabaret, de t’y enivrer, de t’y disputer, de battre ta femme, de crever les yeux à tes amis. Cela fera marcher la garde, les chirurgiens, les pharmaciens ; peut-être les gendarmes, les procureurs du roi, les juges et les geôliers. Ne change rien à ce programme, ou le diable saurait tôt ou tard se venger de toi.

Balzac, Une double famille, 1830.

N'est-ce pas splendide ?

Toute la dernière partie de ce court roman est par ailleurs excellente (la première, quant à elle, traîne un peu des pieds). Son titre laisse deviner le thème, ce qui m'évite d'avoir à la dérouler et me permets d'en venir tout de suite aux faits : c'est une parfaite synthèse du paradoxe de Balzac et de ses opinions sur le mariage (qui, je vous le rappelle, constitue la matière principale de la moitié de ces intrigues, l'autre moitié s'occupant d'héritage — les deux s'interpénétrant par ailleurs, et plutôt joyeusement). Le comte de Granville[1] y épouse une Mademoiselle Bontems, bourgeoise, riche, bonne et pieuse, et se dessèche à son contact, ce qui nous vaut de très beaux passages sur la bigoterie (“la dévotion est”, de mémoire “aussi peu la piété que l'avarice est l'économie”) : échec du mariage d'intérêt (intérêt délayé, cela dit : la dame est belle et c'est son amoureuse d'enfance, si bien que le comte se persuade qu'il l'épouse par amour). Il prend une maîtresse, la loge, lui fait des enfants : “mariage” d'amour, qui ne finit pas mieux, pour une raison inconnue. Nous apprenons seulement (par Horace Bianchon !) que cette Caroline Crochard en aima un autre, mais la rupture paraît antérieure à cette dernière péripétie. Conclusion : rien ne marche ! L'amour est malheureux, period.

Notes

[1] Celui de Splendeurs et Misères, qui plaide la cause de Lucien auprès du juge Camusot. On le trouve aussi dans Une ténébreuse affaire, et d'autres non encore lus, et dans La Muse du Département où il doit jouer un rôle très secondaire : je n'en ai aucun souvenir !