Une autre façon de voir que ce personnage du traître n’était pas vraiment un protagoniste, que personne ne vibrait pour lui en coulisses, personne n’était là prêt à le défendre et à se battre pour ses intérêts, c’est qu’il était évident dès le départ, dès le début de la scène, qu’il n’obtiendrait pas ce qu’il voulait. Lui voulait arrêter de travailler pour le grand méchant et la seule présence du grand méchant dans la scène garantissait son échec. Aucun spectateur ne s’attendait à ce que le traître se lance dans un vibrant plaidoyer pour que le grand méchant le laisse tranquille et, surtout, laisse sa famille tranquille. Ou plutôt, si : le plaidoyer aurait très bien pu être mis en scène. Ç’aurait même pu donner une jolie tirade, émouvante, qui aurait donné à ce traître un peu de corps. Si on avait voulu, plus tard, donner un peu de temps d’écran au traître, commencer par là n’aurait pas été une trop mauvaise idée. Car dans cette tirade il y aurait eu de l’émotion, de la sincérité, de la roublardise peut-être, quelque chose qui aurait qualifié ce traître, qui l’aurait caractérisé. Non ce à quoi personne ne s’attendait ce n’était pas tellement une tirade du traître : c’était un revirement de situation. Un changement d’avis du grand méchant. Cette tirade, même si elle aurait pu être belle, aurait été parfaitement inutile1. Non, cette scène était courue d’avance. Même avec la tirade parfaite, le traître n’aurait pas eu la moindre chance de succès.

C’est intéressant, cette notion de succès, de succès d’un personnage de fiction, de la réussite d’une action dans la fiction et c’est un concept cher aux rôlistes, pour une raison un peu mystérieuse que je me propose de creuser beaucoup, si vous le voulez bien. Un paragraphe n’y suffira pas, mais il faut bien commencer quelque part (כול ההתחלות קשות). Alors voilà. Dans une fiction classique, dans notre scène du traître, le résultat est connu d’avance. Il est connu des scénaristes, des dialoguistes et même des spectateurs en l’occurrence, avant même l’écriture de la scène. Parce que cette scène doit nous amener quelque part et que ce quelque part est prédéterminé. Dans un jeu de rôle, cela conviendrait pour un PNJ, et encore, certains préféreront tirer ça aux dés, quitte à donner une chance infime au traître, une toute petite chance de rien du tout de changer l’issue inéluctable. Vous vous souvenez de nos histoires d’autorité ? Eh bien, dans le dispositif classique, une bizarrerie à ce propos : le plus souvent personne ne disposera de l’autorité nécessaire pour décider du succès ou de l’échec d’une entreprise. Dans un jeu de rôle, dans le dispositif classique du moins, ce sera aux règles et au hasard de trancher cette question. Les règles donnent la chance de réussite, le hasard décidera l’issue et la fiction devra poursuivre son cours en tenant compte de ce résultat.

Indiana Jones est accroché à un pont de cordes qui se balance au-dessus du vide et voilà que le grand méchant coupe les cordes du pont. Indy va-t-il réussir à s’accrocher ? Les scénaristes connaissent la réponse à l’avance évidemment mais, dans l’objectif de distraire leur public, de le maintenir sur ses gardes, attentifs au déroulement de l’histoire, impliqué dans ces événements, ils aimeraient autant que faire se peut que ce public ne sache pas trop à l’avance, lui, comment la scène va se dérouler. Il faut maintenir le suspense. Il faut que le public tremble pour Indy, au moins un peu. C’est je crois ce frisson-là que les rôlistes ont beaucoup cherché à reproduire2. Dans leur partie, si Indy est un PJ, si un joueur ou une joueuse en chair et en os l’incarne, sa réussite sera rarement garantie. Il se pourrait bien qu’il meure à l’issue de cette scène, oui. Du moins, qu’il ne parvienne pas à rester accroché, qu’il s’abîme dans le gouffre et que le grand méchant s’en tire bien, au moins pour cette fois.

Qui choisit ? Qui a l’autorité pour ce faire ? Ça pourrait être une question pour le meneur. On lui donnera autorité sur les succès, les échecs des personnages. Ça paraît le plus simple et ça correspond tout à fait à ce que j’évoquais plus haut : le meneur, c’est tout ce que les autres ne choisissent pas. Mais comme déjà dit, décidément je me répète, c’est finalement assez rare de lui déléguer cette autorité précise, l’autorité sur le succès et les échecs des personnages. Le plus souvent, on préférera la donner aux règles, cette responsabilité3. En ça, le meneur se distingue encore de l’auteur, car non seulement il délègue toute autorité quant aux choix de certains personnages, les PJ, qui seront par ailleurs et de très loin les personnages principaux de la fiction qui va naître, mais il va encore un cran plus loin dans cette délégation : il abdique aussi, le plus souvent, l’autorité sur les issues. Plutôt que dans la position de l’auteur, le voici donc dans celle de l’arbitre. Pour décider des échecs et des succès, il connaît des règles et il les applique4. Et figurez-vous que, si les règles ne s’étalent pas souvent sur la question du libre-arbitre et des limites rigoureuses de l’autorité des rôlistes, il y en a d’innombrables qui visent précisément à élucider cette question du succès et des échecs. Les personnages arriveront-ils à faire ce qu’ils veulent ? Telle est, visiblement, une grande question que se posent les rôlistes à propos de leurs fictions, une question sur laquelle bien des jeux de rôle ont décidé de se concentrer, parfois à l’exclusion de toutes les autres. Et ça, c’est très étrange, et ça, ça nous éclaire beaucoup sur notre rapport à la fiction.

Parce que, et nous allons revenir aux fictions génériques plutôt qu’à cette histoire incompréhensible de jeu de rôles si vous le voulez bien, parce que notre rapport à la fiction est fait de beaucoup de choses que j’espère pouvoir analyser dans le détail à vos côtés, et parmi ces nombreuses choses il y en a qui, tout particulièrement, entretiennent une drôle de relation avec la notion d’échecs et de succès, soit qu’elle la renforce, soit qu’elle s’en éloigne : l’implication, l’immersion, la catharsis, l’intimité et le divertissement5.

« Les personnages arriveront-ils à leur fin ? » n’est pas la question centrale de toute fiction. On sait déjà qu’Indiana Jones ne mourra pas sur ce pont de corde, évidemment. Mais encore, dans ce cas, on fait « comme si ». C’est pour ça qu’on tremble. On se prend au jeu. Et puis il peut y avoir des rebondissements, au fond de ce ravin. Mais on peut imaginer bien sûr des centaines, des milliers de fiction qui ne se préoccupent pas du tout de ça. On en connaît déjà des tas, et pas des moindres. L’Ulysse de James Joyce. Les Anneaux de Saturne de Sebald. Les Détectives sauvages de Roberto Bolaño. L’Été de Kikujiro de Takeshi Kitano. Amour de Haneke. Dans toutes ces œuvres, la question du succès, de l’échec, est parfaitement secondaire. On ne saurait même pas trop comment l’appliquer, comment y répondre. Les poètes réal-viscéralistes arrivent-ils à… à quoi ? À changer le paysage intellectuel de Mexico ? Non, ça je crois vraiment qu’on s’en fiche. Le narrateur des Anneaux de Saturne arrivera-t-il à…. à quoi ? À être rentré de sa balade avant dix-sept heures, pour l’heure du thé ? Pas mieux. En revanche, on en connaît des centaines, des milliers où cette question tient une place déterminante. Guillaume de Baskerville comprendra-t-il qui assassine les moines et pourquoi ? Indiana Jones empêchera-t-il à la fin les nazis de mettre la main sur l’Arche d’Alliance6 ? Là, la question est centrale. Mais centrale pour qui ?

Pas pour l’auteur, ou les auteurs. Pour lui, elle, eux, cette question a été très vite réglée, dès le début du projet le plus souvent : je veux raconter l’histoire d’un roi qui parvient à repousser de terribles envahisseurs, je veux raconter l’histoire d’un baron qui échoue à persuader le roi que le bien du royaume est ailleurs, etc. La question du succès est souvent réglée avant même d’avoir écrit le premier mot. C’est pour le lecteur, pour le spectateur, que ce n’est pas réglé7 du tout. C’est bien sûr tout le principe du suspense, mais c’est aussi plus largement présent dès lors que la spectatrice ou le lecteur s’implique dans l’histoire des protagonistes qu’on lui présente, autour desquels flotte une incertitude dont on pense à bon droit que la suite la dissipera. Je tourne la page pour savoir la suite, parce que je veux savoir la suite, parce que cette histoire, ces personnages, m’intéressent suffisamment pour que je veuille savoir ce qu’il va leur arriver. Je suis suffisamment impliqué dans leur histoire. Que va-t-il se passer ? Je veux savoir la réponse. Le personnage va-t-il réussir ou échouer ? Je veux le savoir.

Et pourquoi veux-je le savoir ? Voilà une autre question intéressante. Plein de raisons. Parce que j’aime ce personnage. Parce que je n’aime pas ce personnage. Parce que cette histoire me passionne et que j’en veux toujours plus. Bref, parce que je suis impliqué, émotionnellement8, dans cette histoire.

Notes

  1. Que dites-vous, c’est inutile ? Mais on ne se bat pas dans l’espoir d’un succès ! 

  2. Ils ne font pas que ça du tout, tous n’aiment pas ça, tout ça est bien vite dit, mais comme j’ai tout un livre pour nuancer derrière, je me permets d’aller un peu vite au début, si vous le voulez bien. Histoire de lancer le raisonnement, quitte à nuancer plus tard. 

  3. Ça pourrait être aux joueurs eux-mêmes de décider pour leur personnage, aussi. Des jeux procèdent comme ça, mais dans ce cas ils ajoutent souvent des contreparties éventuelles. Et quand je dis « ils », je parle en fait des règles du jeu. Nous sommes donc un peu dans le même cadre. Et si les joueurs décident en telle liberté des échecs et des succès, c’est que les enjeux sont ailleurs, et nous voilà à fond dans le sujet. Voir plus bas. 

  4. Rien d’obligatoire, cependant, à ce que le meneur soit le seul à les connaître et les appliquer, même si c’est souvent ce qu’on constate. J’encourage cependant tous les rôlistes à contribuer à cette fonction, quelle que soit votre position dans le dispositif, joueur, joueuse, meneur, meneuse, autre. Je vois bien peu d’avantages à laisser une seule personne se coltiner ça toute seule. 

  5. Sûrement beaucoup d’autres encore, mais je vais surtout m’attacher à ces cinq-là, parce que j’ai l’impression de comprendre certaines choses à leurs sujets et de pouvoir vous le transmettre. 

  6. Oui, celle-ci est border-line. 

  7. Et notez que se servir du verbe « régler », c’est très rigolo ici. C’est une règle de départ de la fiction. La fin est contrainte. 

  8. Peut-être aussi intellectuellement, parfois. Je ne suis pas certain qu’il y ait ici une grande différence entre les deux, puisque tout se passe dans la tête, toutes ces émotions sont dirigées vers une fiction, qu’on sait être une fiction. Ce sont des émotions ou des idées bien réelles mais qui concernent des objets imaginaires. Et la frontière entre une émotion et une idée devient bien floue avec de tels objets. Est-ce que j’aime Julien Sorel, est-ce que je le déteste, est-ce que je le trouve intéressant, ai-je jugé que le suivre était intellectuellement stimulant ? L’effet est le même : je suis impliqué dans son histoire.