La fiction — 2
Le sujet d’ancrage, le squelette de ce livre, ce qui reliera les deux méthodes d’étude en un seul ouvrage, c’est la fiction exprimée, la fiction qu’on se raconte, la fiction dont tout le monde sait que c’est une fiction, la fiction avec laquelle nous sommes tous très familiers. Celle à laquelle on pense tout de suite, celle des romans, des films, du théâtre, de la bande-dessiné, de l’animation, du feuilleton radiophonique. Du jeu. Et du jeu de rôles, cette activité qui consiste justement à élaborer une fiction. La fiction du jeu de rôle, c’est là encore l’histoire qu’on se raconte. Elle peut être aussi simple que « c’est moi le chat » et après vous partez tous en courant, sauf Albert qu’aime pas jouer à chat, et je dois tous vous attraper, mais Albert ça compte pas. Je me suis attribué le rôle du chat, ceux qui l’ont bien voulu celui de souris, même pas besoin de le dire — parce qu’il y a des règles —, et c’est parti ! Chat !
Mais cette fiction, la fiction du chat, un chat qui court après des souris et les attrape, on aura beau dire, elle n’est pas palpitante, du moins elle n’aura qu’un temps, aussi va-t-on plutôt imaginer des fictions elles aussi nées du jeu, mais bien plus complexes et plus proches de la fiction des romans ou des feuilletons, avec des rôles plus fouillés, des règles plus inspirantes ou plus efficaces, des dispositifs complètement différents, assis autour d’une table, chacun un rôle déterminé, on se parle et c’est tout pas besoin de mimer ni de bouger d’un pouce, par exemple. Ça c’est le jeu de rôle tel qu’il se pratique beaucoup, et c’est d’ailleurs ce qu’on va appeler le dispositif « classique », ici. Classique parce que, quand vous dites « jeu de rôle » à un rôliste, ce n’est pas dit qu’il ne pense qu’à ce dispositif-là, il en pratique et en envisage peut-être plein d’autres, mais c’est à peu près sûr qu’il l’a quand même en tête parmi ceux-ci, qu’il voit très bien ce que c’est, comment ça marche, et que d’ailleurs il appelle ça le « jeu de rôles »1.
Le dispositif, c’est l’organisation, la méthode adoptée pour élaborer la fiction. Il peut être souligné par des règles explicites, comme il peut être totalement passé sous silence, implicite. Dans un roman, le dispositif est le suivant : l’auteur construit, seul, la fiction qui lui plaît, mais uniquement par le langage. Dans le cinéma, c’est déjà très différent. Il peut bien y avoir un auteur unique au début qui n’a travaillé qu’avec des mots, mais bien vite nous voilà avec des actrices, des acteurs qui incarnent directement les personnages et c’est ainsi que la fiction adopte un autre langage, celui des yeux, des gestes, du grain, il y a tout une autre esthétique qui vient se superposer aux mots. Cela signifie que, pour les créateurs, les créatrices de ces fictions-là, pour tous ceux qui y participent, il y aura de très nombreux choix à faire qui ne se posaient pas du tout à l’auteur du roman.
Je vous donne un exemple. Prenons un roman qui se déroule hors du temps. Aucune époque n’est précisée, les personnages agissent selon des principes à peu près universels, amour, jalousie, égoïsme. Cela pourrait se passer à Troie avant Homère ou à Indianapolis sous Nixon. Il y aura peut-être certains détails, certaines ancres qui raccrocheront la fiction davantage à l’un qu’à l’autre, mais il est possible, théoriquement possible du moins, d’imaginer plusieurs époques, plusieurs lieux, plusieurs cadres qui lui conviennent très bien. Salammbô se passe à Carthage pendant les guerres puniques, mais quand et où se passe Le Château de Kafka ? Huis-Clos ? La réponse est plus subtile. Parce que Le Château s’intéresse beaucoup moins à son cadre que Salammbô, qui en fait pratiquement le centre du récit. Cette indécidabilité du cadre n’existe pas dans les films, elle ne peut pas exister. On y voit trop de vêtements, trop de meubles, trop de bâtiments. Tout nous indique. Tout nous pointe. Le dispositif choisi impose ses règles à la fiction. Le dispositif est une contrainte créative.
Notes
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Mais s’il n’a que le dispositif classique en tête, il n’a pas encore tout vu dans sa vie de rôliste. ↩