Au balcon de son palais de Neuvaine, Édouain contemplait la foule amassée, compacte, venue de tout le pays rendre hommage à sainte Jeanne de Neuvaine, un an tout juste après son assassinat.

Le mausolée de la Sainte qu’il avait fait construire, son premier édit en tant que proconsul en temps de paix, n’aurait pu de près ni de loin les accueillir tous, aussi Derenmor, son prévôt, donnait-il la bénédiction du Tribunal depuis le haut des marches. Tout autour de lui, par milliers, les fidèles noircissaient les pentes de la colline du temple, brandissant leurs feux, comme si la religion nouvelle avait, grâce au sacrifice de sa plus chère enfant, parachevé sa conquête ; le Naga avait beau être ressuscité, et veiller de nouveau sur cette ville qui lui devait son existence, il ne serait plus à présent, au mieux, que l’entité gardienne d’un miracle bien plus grand. Édouain lui-même, pourtant resté fidèle à la tradition du Serpent, le reconnaissait : la voie de ses pères allait disparaître un jour ou l’autre. Le Naga deviendrait, à l’instar des fées de la Haute Forêt, une créature de légende, les restes d’un passé si lointain qu’il pourrait être d’un autre monde. Édouain serait alors comme ces statues qu’il avait pu contempler dans les ruines de Flech-Eor : le témoin sensible mais muet d’un savoir disparu. Comme à chaque fois que la mélancolie le gagnait, il aurait voulu s’attaquer aux affaires de la ville, mais bien sûr tous ses conseillers étaient à la cérémonie. Au moins ce soir pourrait-il boire en compagnie de Bran, qui serait en ville pour l’occasion. Il pourrait évoquer leurs souvenirs communs. Il ne l’avait plus vu depuis que Tortetrogne lui avait laissé les rênes de la Malepeyre pour s’installer en ville. Tout juste ses espions lui fournissaient-ils quelques nouvelles. L’accord tenait, selon eux. Bran de la Malepeyre régnait au-delà du pont, là où cessait l’autorité du proconsul Édouain. Les caravanes marchandes n’étaient pas inquiétées, pas plus que les paysans. Seuls les pillards des montagnes et les baronnets trop ambitieux en étaient pour leurs frais. Tant mieux. Revêtir la sombre armure le démangeait souvent, mais contre Bran ? Non. Il espérait au contraire se battre de nouveau à ses côtés sous peu. Dans les faubourgs de la Victoire, au-delà des murs où les réfugiés de Port-Courage avaient trouvé demeure, une rumeur enflait : les ouvriers qui rebâtissaient la ville de l’autre côté du Lac voyaient depuis plusieurs jours des voiles, au loin. Des voiles rouges comme le sang. Et dans les terres, le long du fleuve, les raids avaient repris. La sombre armure sur son mannequin semblait vibrer à leur évocation.

Éli ne devrait plus tarder. Elle lui avait promis de reparaître, l’année révolue. La dernière fois qu’il l’avait vue était le jour où, ensemble, ils avaient rapporté au temple les artefacts du Naga, l’épée de légende et les dents du Ver. Pas le grimoire, cependant. Le grimoire du Diable, Éli l’avait emporté. Ce n’était pas de gaieté de cœur qu’il lui avait laissé. Il avait vu le frisson la parcourir quand elle l’avait glissé dans les replis de sa robe. Il la connaissait bien, maintenant. Savante à sa manière, mais si étrangère à leur monde, si imprévisible, surtout, dans sa façon de manier le pouvoir dévastateur qui l’habitait. Parfois habitée d’une sagesse des siècles de siècles, parfois exhibant une joie enfantine autant qu’écervelée à agir selon ses pulsions. Avec ce grimoire en main, ce ne pourrait qu’empirer. Mais il était bien trop risqué de le laisser à Neuvaine, il avait bien fallu le reconnaître. Valna l’avait peut-être évoqué à quelqu’un, à son père l’évêque blanc, à quelque serviteur issu des Landes Sorcières. Le remettre à sa place aurait été la garantie de le voir dérobé de nouveau dans l’année. Non, mieux valait mille fois qu’Éli le rapportât jusqu’à ce Bosquet du Gardien dont elle parlait tant. Un endroit inaccessible et secret, connu d’elle seule, comme le Bosquet, paraissait pourvoir aux nécessités de l’heure. En attendant le retour du Naga. Mais le Naga avait reparu, et d’Éli, point de nouvelles. Jusqu’à ce matin. Un corbeau blanc était venu déposer sa missive sur le rebord de sa fenêtre. Édouain la tira de sa manche, pour la relire une dernière fois : “Bientôt parmi vous ; tout près. Prépare-toi, preux chevalier. Danger en vue.” Il aurait dû craindre ces nouvelles, mais n’y parvenait pas. Au contraire, elles l’excitaient. Sur son mannequin, l’armure sombre vibrait.

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Trois coups venaient d’être frappés à la porte de l’étude. L’évêque blanc reposa sa plume dans un soupir. “Entrez. — Maître, pardon, nous savons qu’à cette heure nul ne devrait vous déranger… — Et pourtant vous le fîtes. — C’est que, vous nous aviez dit de vous prévenir dès que des nouvelles de dame Valna nous parviendraient… Le maître de la maison du Hibou prit une profonde inspiration. Enfin. — Morte, ou vive ? Le serviteur en livrée pourpre hésita quelques instants. — Morte, Mon Seigneur. Les phalanges de l’évêque produisirent un craquement sec en se serrant d’un coup. — Où ?”