Partie II — La dame de l’ombre

Fiers, mais disciplinés, les derniers mercenaires restants choisirent la défaite honorable plutôt que l’hallali. La Chimère avait tenu parole et un rôle admirable. Hormis l’ogre Gortor aussi fou que son frère lors de la bataille du Pont, le contingent de garde avait su écouter Myrkar et rendre les armes contre l’espoir de les brandir un jour de nouveau, dans un pays lointain, et ce fut ainsi que la forteresse du Ver s’ouvrit presque sans combat aux héros de Neuvaine, pour les mener jusque dans les entrailles de la montagne. Là, Myrkar les abandonna, non sans les avoir une dernière fois prévenus des dangers qui les attendaient. Valna ne les défierait pas à la loyale, c’était entendu. Elle les attendrait, terrain préparé, au meilleur endroit possible pour les affronter, entourée à coup sûr de quelque création alchimique. Les artefacts dérobés à Neuvaine avaient été rapidement mis à profit, que ce fût pour enrager ses fidèles tels Gortor et son frère ensorcelés par les dents du dragon, ou en créer corps et bien. Myrkar leur compta ainsi comment elle parvenait lors d’expériences démentes à animer les matières molles, l’ichor purulent de monstres de légende asservis, et de ces sanies à faire naître des créatures terrifiantes, entièrement vouées à son commandement. C’est pourtant seule qu’elle se présenta, quand ils poussèrent sans la franchir la lourde porte qui les séparait de la salle des Os. Sous le dôme en ossements enchevêtrés que parcouraient les volutes lapis d’une magie foudroyante, Valna se tenait bras croisés dans une posture de défi. « Ma chère, que vous voilà en bien étrange compagnie ! » Il fallut quelques instants à Éli pour comprendre. Cette femme — cette jeune fille —, elle la connaissait en effet. Il y avait bien des années de cela, quand le Gardien l’avait présentée à la cour nocturne à l’occasion du bal des Débutantes… Il avait tant insisté pour qu’elle retienne tous les noms, tous les visages, inlassablement répétés et reproduits depuis lors des interminables séances de « notions politiques nécessaires à la survie » qu’il lui infligeait dans l’intimité du Bosquet. La fille aînée de l’archiduc Reynfred, l’évêque blanc de l’Échiquier, de la maison du Hibou. Diable ! Une couche de complexité inattendue venait de s’ajouter à toute l’affaire. Que dirait la Reine si elle apprenait les manigances de cette illustre famille ? Qui croirait l’orpheline du Gardien de la Forêt contre la parole d’un membre de l’Échiquier ? Était-il seulement au courant des agissements de sa fille ? Les soutenait-il ? « Ne réfléchis pas trop fort, ça te gâterait le teint ! — Valna ! l’interpella Éoudain. La Chimère abandonne. Ta Horde est vaincue. Tu peux — T’ai-je adressé la parole ? l’interrompit Valna. Éli, chère, voudrais-tu bien ordonner à cette roture de laisser parler les Dames ? Édouain voulut faire un pas vers elle, mais Bran arrêta son mouvement d’un geste autoritaire avant qu’il ne pût franchir le seuil. Du coin de l’œil, il lui indiqua les volutes, le crissement des os qu’elles traversaient, puis le mécanisme aperçu de l’autre côté de la salle, contre la porte opposée. Sous le crâne d’Éli, d’interminables calculs se mêlaient aux mauvais souvenirs, à l’humiliation que lui avait fait subir cette aristocratie dangereuse que le Gardien lui avait appris à craindre autant qu’à surveiller. — Ton père est au courant, Valna ? Sait-il que tu contreviens à la doctrine royale en t’immisçant de la sorte dans les affaires du monde de la Plaie ? — Oh, chère, la Plaie, justement ! Laisse mon père à la cour, il y est fort heureux. Toi, sais-tu seulement à qui appartenait le livre d’ombres que le Naga gardait jalousement pour lui seul ? Les craintes d’Éli se condensèrent comme le givre autour d’elle qui la recouvrit d’un coup. Depuis le début, elle savait que le grimoire dérobé devait contenir la clé, l’explication finale de ce débordement de violence. — Un dragon, je suppose ? Exataris lui-même ? — Oh, comme tu es mignonne ! Tu m’estimes assez pour penser que je risquerais tout pour le savoir d’un Ver ! Non, très, très chère. Ce livre d’ombres… c’est celui du Diable. Le diable. Le sombre seigneur des fées qui avait réalisé l’impensable et traversé à l’aube des temps le voile entre les mondes. Le diable. L’amant de la Reine de l’Aube qu’elle avait voulu poursuivre pour ce crime impensable et, échouant à reproduire ce pouvoir inouï, elle avait déchiré l’En-Haut en deux sphères distinctes, les Landes et le Blême. Le diable. Celui qui avait ainsi condamné l’Aube et enfermé à jamais dans ce nouveau monde de cendres celle qui devint par sa faute la Reine de la Nuit. — Tu ne vas pas me dire que cela ne t’intéresse pas, quand même ? Songes-y, Éli. Songe à ce que nous pourrions accomplir toutes les deux avec un tel grimoire… » Éli sentit ses camarades tressaillir et ne put même pas les en blâmer. Résisterait-elle à l’appel d’un tel pouvoir ? Heureusement, il n’était pas encore temps d’élucider cette question, car dans cet océan de doute surnageait un îlot, une petite certitude immédiate sur laquelle Éli se hissa dès qu’elle put : un tel pouvoir, il serait hors de question de le partager. « Bran ! — Avec plaisir, ma Dame », lui répondit-il en tirant une flèche de son carquois.

*
* *

Valna n’allait pas, évidemment, se laisser trouer comme une hermine sur un tas de charbon. Elle déguerpit par l’autre porte. « Pas un pas ! ordonna Bran à ses compagnons, un doigt vers les volutes qui venaient de s’intensifier. Éli, tu as toujours l’orbe d’airain qui nous avait accueillis de l’autre côté du portail ? Elle vient d’en extirper un semblable du mécanisme avant de sortir. — Le voici. — Bien. Mais comment traverser la pièce pour parvenir sans risque jusqu’au mécanisme ? — Ce piège met probablement quelque temps à se recharger, dit Édouain en inspectant les traits d’azur qui sillonnaient le dôme en tout sens. Si nous pouvions le déclencher d’abord… Éli baissa la tête. Elle avait un peu honte de ce qu’elle allait demander, même si ce n’était pas tout à fait la première fois qu’elle exploiterait cette possibilité. — Jörg… osa-t-elle dans un chuchotement. Veux-tu bien… entrer dans cette salle, s’il te plaît ? » Tous imaginèrent un air de désapprobation naître sur le visage invisible, mais aucun ne protesta. Quelques instants plus tard, deux traits de foudre gigantesques naissaient au faîte de la voûte, qui vinrent s’abattre à quelques pas de l’entrée que Jörg avait franchie, puis les volutes bleutées disparurent tout à fait. Immédiatement après, un vacarme étourdissant se fit entendre pendant quelques battements de cœur qu’Éli mit à profit pour disparaître dans un nuage de brume, avant de reparaître de l’autre côté de la salle, l’orbe en main, qu’elle enfonça dans le mécanisme. Le son se tut, et ses deux compagnons la rejoignirent sans heurt. En ouvrant grand la porte qu’ils venaient d’atteindre, le souffle leur manqua. De l’autre côté, faute de Valna, apparut en effet son laboratoire alchimique, un espace immense où reposait la carcasse savamment découpée d’un immense dragon noir, percée en plusieurs endroits de tiges creuses qui aspiraient ses humeurs et les déversaient dans deux vases de terre cuite aux ornements malsains. Sans leur laisser le temps de s’interroger sur la nature de cette diablerie, les vases se brisèrent et déversèrent leur contenu, deux flaques informes et visqueuses qui prirent rapidement contenance et progressèrent d’emblée dans leur direction. Le sang d’Éli ne fit qu’un tour. Elle n’imaginait que trop ce que ces créatures leur infligeraient au moindre contact. « Reculez ! Laissez-les entrer dans la salle des Os et tenez-vous prêts à jaillir vers la porte ! » Comprenant dans l’instant le plan de la sorcière, Bran et Édouain reculèrent d’une dizaine de pas. Puis, dès que les monstres amorphes eurent bien avancé vers eux, ils coururent tous vers la porte tandis qu’Éli ôtait l’orbe du mécanisme. Deux tentacules corrosifs se formèrent qui voulurent les ralentir, sans succès. Ils franchirent le seuil au moment où les éclairs réduisaient en cendre ces aberrations. Plus rien ne les séparait de Valna désormais.

Ils la retrouvèrent au fond du laboratoire, un air de défi sur son front haut. Cinq orbes métalliques de reflets différents sillonnaient les airs tout autour d’elle. « Valna, il est encore temps, lui proposa Édouain. Donne-nous le grimoire et retourne au Blême. — Je croyais avoir été claire : je ne parle pas aux roturiers, Éli. — Mais moi je parle à qui je veux, dame Valna de Reynfred, l’interrompit Bran. Et cette flèche est pour toi. L’orbe doré eut tout juste le temps de s’interposer entre la pointe de flèche et la gorge de Valna, qui poussa un cri de rage. Sa première défense était percée, d’un coup d’un seul. Elle prononça alors quelques mots qui immobilisèrent le voleur. — Oui, tu ferais bien de t’intéresser un peu à eux, de temps en temps, s’amusa Éli pendant qu’Édouain se ruait sur Valna. La dame de Reynfred parvint tant bien que mal à contenir les assauts du chevalier à la sombre armure qui fit tomber ses défenses magiques les unes après les autres, jusqu’à ce que l’orbe d’argent ne vint le clouer au sol, comme écrasé du poids d’un dragon tout entier. Valna crut bon de sourire, à ce moment. Elle avait perdu de vue Éli, qui s’était glissée derrière elle pendant ce duel qui avait bien trop accaparé sa rivale. La branche du père Frêne passa entre ses jambes et la souleva de terre comme un fétu à la fourche. Éli la tenait à sa merci. Ainsi au sol, son joli petit minois traversé de surprise, elle ne représentait plus grand-chose. Plus de réelles menaces. Mais ensuite ? Comment s’assurer qu’elle ne tenterait plus rien ? Si elle avait succombé aux attraits du livre d’Ombres, elle ne pourrait plus jamais y renoncer. Évidemment, le Gardien dirait que la tuer placerait Éli, et d’ailleurs lui-même, dans une position bien délicate et surtout très dangereuse à la cour. Comment réagirait l’évêque blanc ? C’est dans ce fourmillement de questions qu’Éli se trouvait quand une terrible fatigue s’abattit soudain sur ses épaules. Tant de jours, tant de luttes, tant de morts pour les désirs égoïstes et l’ivresse de pouvoir de cette indécrottable sotte. Elle pouvait achever cette histoire, ici et maintenant. Se reposer enfin, penser ensuite. Elle abattit la branche droit sur la carotide de Valna, qu’elle écrasa d’un coup.