Partie I — La Chimère en étendard

Sur la plaine encore couverte des corps dont se repaissaient les gerfauts résonnaient les tambours monotones et solennels de la Horde défaite, vers laquelle Édouain menait Fagot, au pas, leur bannière en croupe. Répartis en deux longues colonnes qui lui formaient une haie d’honneur silencieuse, lames au clair et en étendard les oripeaux des vaincus, les défenseurs de Neuvaine accueillaient ce lever du jour qui leur éclairait les joues comme le plus beau qu’oncques aucun ne vit ; car tous en leur âme le savait : sans le secours du chevalier à la sombre armure, aucun ne l’eût contemplé. Devant une effigie de Jeanne la Sainte que portait une enfant, Édouain se recueillit un instant et murmura un merci. Où serait-il, aujourd’hui, s’il n’avait jamais croisé sa route ? Probablement mort, au fond d’une galerie de la mine de Hotenow, vers laquelle justement, tandis qu’il y songeait, s’en allaient expier les Guêtres rouges, jusqu’à ce que leur trépas lavât leur trahison. Ainsi de ses péchés, songeait le chevalier. Jamais ne serait-il aussi pur que Jeanne de la Forge le fut, et tant qu’il ne pourrait par sa vertu l’atteindre, ce serait sur les champs de bataille de Neuvaine à Port-Courage que se taillerait la voie de sa rédemption.

La reddition de l’ost mercenaire de gobelins et de hobes, la Chimère, qui constituait le cœur de la Horde s’était déroulée sans heurt, mais il craignait encore que la population réagisse violemment aux termes négociés. Il leur rendrait leur bannière et leur accorderait la vie sauve, à deux conditions : que jamais la Chimère ne se reformât en ces terres, et que, avant l’exil, elle les accompagnât jusqu’aux crocs du Ver, dans l’ancienne forteresse naine où se terrait leur commanditaire et y convainquît tous les guerriers encore présents de déposer les armes à leur tour. L’habileté diplomatique d’Éli le surprendrait toujours : les survivants de la Chimère avaient accepté. Mais les habitants ? Édouain espérait que le châtiment exemplaire infligé aux Guêtres suffirait à les soulager, néanmoins la fièvre du sang enivre pour longtemps les peuples, il ne le savait que trop. Qu’adviendrait-il en son absence ? Les purges, certainement. Il faudrait revenir vite, occuper le palais pour de bon, faute de quoi Neuvaine tomberait une fois encore dans l’anarchie et le ressentiment. Un destin politique l’attendait ; celui-là même qu’il aurait voulu fuir. Celui-là même qui le placerait sur le chemin de la chute, près du pouvoir et bien loin de Jeanne.

Le gobelin Myrkar, qu’il avait épargné voici quelques lunes de l’autre côté des remparts, accepta la bannière sans un mot. Derrière lui, maistre Séverin maintenait ouvert le portail pour encore quelques temps. Bran et Éli discutaient tout sourire, comme pour une promenade en forêt. Bran voyagerait léger, en simple pourpoint de cuir. Il avait récupéré sur le corps du saurien la flèche du roi Pénombre, dont il repassait le fer contre sa pierre à aiguiser. Il n’aurait rien besoin de plus. Appuyée sur la branche du père Frêne, Éli, bien sûr, était plus prudente. Jörg chargeaient ses malles sur les plateaux invisibles qui se chargeraient de les transporter. Hors de question de se trouver si loin sans son nécessaire ! Imaginez qu’il faille bivouaquer ? À les voir ainsi insouciants, Édouain ne put s’empêcher de craindre qu’aucun ne reviendrait jamais.

*
* *

« Bran, attention ! » L’avertissement d’Éli vint à point nommé. Encore aveuglé par la décharge magique de l’ogre, il n’avait perçu aucun déplacement. Pourtant il était là, à deux pas de lui, prêt à frapper. Mais un rapide pas de côté et la massue s’écrasa sur le sol rocailleux, révélant tout à la fois l’angle de frappe et la position du corps. « Les yeux fermés », pensa Bran en se fendant en direction de la gorge, qu’il perça de part en part. Après avoir vainement tenté de retenir les remugles qui jaillissaient de sa jugulaire, l’ogre s’effondra corps et bien. « Couché ! Couché ! » Bran se frotta les yeux, qui retrouvaient petit à petit leur fonction. À quelques mètres de là sur le flanc du chemin, Eli était encore aux prises avec le drake. À en juger par sa robe en lambeaux, elle avait eu quelques problèmes à établir son autorité. Mais la mort de son maître avait sapé chez la bête toute velléité de se battre ; elle céda soudain aux injonctions de la sorcière vivement éraflée et recula en grognant. « Vilain ! » Éli incanta quelque sombre malédiction, mais les hobes de la Chimère, qui n’avaient pas voulu intervenir jusque-là, se jetèrent sur l’animal avant qu’il ne soit trop tard : après tout, reformer une ost ne se ferait pas tout seul. Myrkar parvint à l’attraper au collier. « Laissez-le nous, mes Seigneurs, proposa-t-il. Gortor était idiot de s’opposer à vous, mais le drake ne devrait pas avoir à payer sa stupidité. Songez qu’il pourrait nous servir si d’autres ne consentaient pas à se rallier. Les ogres abrutis ne manquent pas dans les crocs du Ver, je vous assure. » Pour toute réponse, Bran encocha une flèche. Éli et Édouain froncèrent les sourcils sans parvenir à le dissuader de lâcher sa corde, qui vibra juste après. Mais plutôt que de réduire au silence le drake qui geignait, penaud, la flèche dépassa toute la bande pour se ficher dans le petit globe d’airain qui flottait derrière eux. « Un espion, non ? demanda-t-il fièrement. — Probable, répondit Éli… Nous serons annoncés. Elle enfourna le globe à présent immobile dans un repli de sa robe, ordonnant à Jörg de la repriser au passage. — De toute manière, vous n’êtes plus très loin, précisa Myrkar. Au-delà de cette arche s’étendent les galeries noires, où nous résidions. Nous vous y accompagnerons comme convenu. Il ne devrait pas y avoir de grabuge, mais il m’étonnerait bien que Valna n’ait pas conservé au moins un espion capable de l’informer rapidement de la sédition de l’ost. Et au-delà, ce ne sera plus de notre ressort. — Vous ne nous accompagnerez plus ? demanda Édouain. — Non. Conformément à notre accord, messire. Après les galeries noires, vous trouverez la salle des Os, jusqu’à laquelle nous avons promis de vous mener. Mais pas au-delà. — Qu’y a-t-il, au-delà ? — Nul ne le sait. Aucun d’entre nous n’avait le droit d’y pénétrer et, quand bien même aurions-nous enfreint ce commandement qu’il nous en aurait cuit. — Un piège, non ? s’interrogea Bran. Du genre ? — De sa voûte naissent les éclairs qui alimentent les orages de toute la vallée, m’a-t-on dit…