Partie II. Bientôt

« Où l’avez-vous trouvée, dites-vous ? » Dame Azeline, incrédule, caressait de son doigt ganté les dentelures émoussées d’une canine d’un pied de loin. Il y a une lune encore, elle ornait la mâchoire squelettique du Grand Dragon, derrière l’autel du Naga. Le retour inopiné de cette relique sacrée du temple du Serpent la surprenait presque autant que celui, victorieux, de sa garde prétorienne après la bataille du Pont. Quand elle les avait vus partir avec le chevalier Édouain à leur tête, elle avait pensé ne plus jamais revoir ses soldats, et voilà que non seulement ils rentraient auréolés de gloire, mais que cette étrange et changeante sorcière restaurait humblement un peu de son honneur perdu cette nuit fatidique où la Horde l’avait massacrée avant de piller le temple, les dents, le grimoire et l’épée. « Elle ornait le front d’un gobelour que sire Édouain a terrassé. Une implantation brutale, mais elle lui procurait une énergie une vigueur remarquable. S’il n’avait pas tenté de me trancher en deux, je l’aurais volontiers étudié plus longtemps sur le vif. Cette dent m’a tout l’air d’avoir des propriétés étonnantes. Sa magie est encore forte. C’est sans doute ce qui intéressait la Horde ici, en premier lieu. — Certainement. — Oserais-je vous demander, à ce propos, ma Dame, combien de dents telles que celle-ci ont-elles été dérobées ce soir-là ? — Une douzaine, je le crains. La crainte était sans doute une bonne réaction, songea Éli. Douze de ces dents signifiaient autant de monstres au sein de la Horde, et ce n’était même pas le plus inquiétant. Qui avait su employer ainsi la magie de cette relique ? Quel rituel ingénieux l’avait canalisée, contenue, puis libérée ? Et quel autre sortilège alchimique cette dame Valna, puisqu’on pouvait la nommer à présent, cachait-elle encore dans son athanor ? Le grimoire entre ses mains représentait une menace plus sombre, tant plus sombre, qu’un ou dix gobelours enragés. La suite promettait son lot d’inquiétantes surprises. La crainte était sans doute une bonne réaction, oui. Mais Éli s’y refusait encore. S’y abandonnerait-elle, la clarté d’esprit nécessaire risquerait de lui manquer au pire des instants, face à la Horde, face à Valna, alors que le sort de la forêt de Givre en dépendait. Tant que l’équilibre du bas-monde n’était pas rétabli, le bosquet du Gardien perdrait sa vitalité, déjà bien faible, elle le comprenait à présent. La peur n’avait pas encore de place en son cœur. Ce n’est qu’un peu plus tard, après qu’on l’avait appelée pour rejoindre Édouain d’urgence, et qu’elle avait découvert ainsi que lui le corps sans vie de trois gardes du guet écrasés sur les remparts, et avec leur sang sur la muraille peint ce message, « bientôt », que la crainte l’envahit. Il fallait qu’elle demande l’aide de Maistre Séverin.

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« Z’êtes sûre que ça va fonctionner, ma Dame, ce sort de la binocle ? — Oui, Bran, rassure-toi, j’ai vérifié par moi-même. Il est empoté, mais diligent. Et c’est un sort simple, que j’ai transcrit au passage, dit Éli en refermant son livre d’ombres. Quiconque entrera dans cette pièce déclenchera le plus tonitruant des vacarmes. — C’est que notre Ogre ne passera peut-être même pas par la porte, voyez. — Otchï surveille les fenêtres, il me préviendra du moindre mouvement. — Et on reste tous là cette nuit, vrai ? Pas de séparation, pas d’entourloupes. Je l’ai vu à l’œuvre, moi, c’est quelque chose, je vous jure. Aucun de nous n’aurait la moindre chance seul contre lui. Ne quittez pas la pièce, ma Dame. Tant pis pour la promiscuité. — Je resterai. Édouain quitta un instant son poste d’observation à la fenêtre pour rejoindre leur conciliabule. — Bran, tu as préparé la flèche du roi Pénombre ? — Sûr, ‘Douain. Elle est prête. Force une ouverture et je la lui ficherai entre ces deux yeux vicieux. — En prononçant son nom, n’oublie pas. — Yanariakal. Aucune chance que j’oublie. Je la lui garde bien au chaud, celle-là, en souvenir du petit. » Les deux hommes échangèrent un long regard, puis Édouain reprit son poste. La nuit risquait d’être longue.

Elle le fut moins que prévu. Édouain n’eut pas même le temps d’achever son tour de garde qu’un effrayant gargouillis tira ses compagnons du sommeil, bientôt suivi du craquement de la porte qui s’abattit d’un coup, un garde égorgé appuyé dessus, dont la tête un instant plus tard était écrasée par l’imposant talon d’un ogre au regard fou. — C’est l’heure, mes mignons ! Édouain n’était pas assez vif pour s’interposer et lui laisser le temps d’encocher, Bran le savait bien. Alors il sauta face au monstre, attrapant sa rapière au vol. Il fallait simplement laisser le temps à ses camarades de se préparer à l’assaut, mais ce face à face ne lui seyait guère. L’ogre maniait une hallebarde aussi haute que lui, ce qui interdisait toute approche intéressante. Il hésita. — Bran ! C’était Éli qui courait de son lit vers la fenêtre, dont un carreau vola en éclat. Otchï, alerté par sa maîtresse, s’y engouffra d’un battement d’ailes et piqua vers la tête de l’ogre qui relâcha sa garde pour écarter le corbeau de son chemin. Bran sourit. Il ne lui en fallait pas plus. Il déclencha son geste et lui planta sa rapière dans l’abdomen. Le monstre sauta en arrière, ce que Bran mit encore à profit en lui cinglant la cuisse. — Mais c’est qu’il pique ! meugla Ianarkal avant de marmonner une incantation. Édouain était enfin en armes, prêt à réagir. Il repoussa Bran de la main et prit sa place au moment où un torrent de glace comme droit issu de la Malboge allait s’abattre sur le voleur. Le froid le saisit jusqu’aux os, jusqu’à la moelle. Il crut un instant défaillir, mais il tint bon. Ce n’était pas le cas d’Éli. À deux pas derrière lui, la sorcière n’avait pas vu venir le sort qui l’avait cueillie sans protection. Elle qui pensait savoir ce qu’était le froid, soudain ses jambes ne la portait plus. Ses muscles s’éteignirent et elle s’effondra lourdement sous le choc. — Éli ! Elle entendit l’appel d’Édouain comme s’il l’avait émis d’un autre monde. Ses doigts ne bougeaient plus. Sachant bien qu’Édouain ne tiendrait pas longtemps, Bran se saisit rapidement de son arc et encocha la flèche du roi Pénombre. Alors que l’ogre allait prendre le dessus sur le chevalier, Bran l’interpella. — Ianariakal ! Ton nom est inscrit sur cette flèche. Retourne donc en enfer. Ianariakal voulut rire, mais la flèche ne lui en laissa pas le temps. Pour un instant, Bran crut qu’il l’avait occis. Les yeux exorbités, l’ogre contemplait la flèche plantée dans sa poitrine. Il tituba autour d’Édouain qui voulut l’achever, mais se ressaisit juste à temps pour détourner la lame et redresser sa hallebarde dans le même geste en direction du voleur. Fou de rage, il se jeta sur lui, le priva d’un geste de son arc et lui asséna de son manche un coup d’une telle puissance que Bran valdingua au travers de la pièce. — Éli ! L’appel d’Édouain résonnait encore, quelque part dans la brume de son esprit. Ses doigts bougeaient à présent. Elle ouvrit un œil, vit l’ogre, puis Bran à ses pieds. Elle chercha son bâton, se hissa. Il élevait sa hallebarde au-dessus de sa tête, au-dessus de Bran. Éli émit une prière muette et toute la colère du pays Blême l’envahit. Une stalactite de ténèbres forgée dans la tourmente par mille esprits prisonniers des éons jaillit alors de la branche du père Frêne et transperça la poitrine de cette horreur métamorphe, ne lui laissant à la place du cœur qu’un trou béant et glacé.