Partie I. La charge du pont

« La magie épouse le monde comme une toile invisible. Ses mailles se serrent et se desserrent quand on la manipule. Quand le coup est trop sec, elles se rompent ; elles s’emmêlent, parfois, et alors le monde s’ouvre vers un autre. Vers le tien, comme ici, dans ce bosquet. Les meilleurs des tisseurs savent profiter de ses propriétés. Ils passent ainsi d’un monde à ses reflets. Apprends à distinguer la toile, sa forme, les reprises des tisseurs, les déchirures des sorciers. Ce qui est fait n’est plus à faire et ce qui a cédé peut être réparé. » Seule dans le ventre noir du temple du Serpent, Éli de la forêt de Givre se remémorait les paroles du Gardien comme s’il était présent à ses côtés. Elle reproduisait ses gestes lents, mesurés, légers comme des flocons de cendre et nets comme le cristal. Sois le lièvre de glace, qui court sur la neige plus vite que le folet sans y creuser la moindre trace. Un fil saisit, une maille serrée, un nœud défait, comme la tisseuse démêle sa pelote et répare la trame de la toile élimée. Au milieu de statues plus vraies que nature qui paraissaient l’observer de leurs yeux immobiles, Éli réparait les fils du monde à la faible lueur de la torche de Jorg pour sceller le portail par lequel les Landes sorcières déversaient leur chaos jusque dans sa réalité. De l’avenir de ce monde dépendait celui du bosquet. Un mauvais pas, un geste de trop et la magie l’engouffrerait. « Dame ! Venez voir ! » Elle leva la main. Elle y était presque. Là, encore un. Voilà. « Bran ? — Ça flambe, ma Dame. Au loin, le village du Pont. À c’t’allure, y aura plus une pierre d’ici demain. La Horde, sûr. Ils seront passés au sud du Lac, loin des éclaireurs de Tortetrogne. — Je viens. » Un signe à Jorg qui ramassa ses affaires et Éli s’élança vers l’escalier qui menait à l’extérieur. Le temple était percé à flanc de montagne sur un promontoire qui dominait toute la vallée. Édouain, pensif, était assis sur la dernière marche et regardait à l’horizon la colonne de fumée qui s’élevait dans les airs. « Dites le mot, Édouain, et nous serons de retour à Neuvaine en un instant. Il n’est peut-être pas trop tard… » Le chevalier à la sombre armure se leva lentement, sans quitter l’horizon des yeux. « Allons. »

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Trente cavaliers contre deux cents gobelins, hobes et wargs. Un contre sept. Un contre sept. Le calcul était rapide : une mort assurée. Existait-il seulement, dans toute l’histoire militaire, une stratégie capable de renverser un tel rapport ? Un contre sept. L’effet de surprise était éventé. En chemin, alors qu’il fermait la marche avec Éli, elle lui avait signalé les gerfauts qui tournaient au-dessus de leur tête. Les « yeux de la Horde », avait-elle dit. Soit, ils seraient annoncés. Mais cette colline basse, juste avant l’arrivée au village, leur laissait tout de même un maigre espoir. La Horde serait préparée, mais pas nécessairement prête. Un contre six. Un contre six. La position était neutre. Une route droite, propice à la charge, mais des lanciers qui seraient prêts à les cueillir. Peu de relief, de larges poches pour assurer les retraites et le va et vient. Un habitat dense qui pouvait fragmenter la Horde, et quelques défenseurs encore présents pour la harceler. Un contre cinq. Un contre cinq. La bravoure de la garde prétorienne du Naga ne faisait aucun doute. Ils vendraient chèrement leur peau et se battraient jusqu’au dernier, quand bien même Bran, Éli et lui périraient à la première charge. Dame Azeline, restée au temple pour veiller sur le fanal, l’avait assuré de leur valeur. Les gobelins, eux, obéissaient aux hobes, et si les hobes tombaient, ils tomberaient. Un contre quatre. Un contre quatre. Au centre du village, un monstre haut comme un cheval, le front orné d’une unique corne, agitait au-dessus d’un monceau de cadavre une lame de deux paumes de large qui aurait pu couper un bœuf d’un seul coup. Il beuglait régulièrement des ordres en direction des hobes, qui lui montraient le plus grand respect. Si la charge de la garde occupait le reste de la horde, eux trois pourraient se faufiler jusqu’à lui en contournant le village par l’arrière du moulin. Un contre trois. Un contre trois. Voilà un rapport qui sonnait bien à l’oreille d’Édouain de Villemore. De quoi écrire un récit héroïque, peut-être même d’en réchapper. Son père avait vaincu des armées plus nombreuses. Tout le monde disait que, de ses fils, Édouain était le plus doué. C’était le moment de montrer qu’il était l’égal de son père. Il distribua ses ordres et, après un bref discours à l’adresse de la garde et de ses compagnons, piqua Fagot, lame au clair.

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Bran parvint le premier à la hauteur du monstre et sauta de son cheval pour assurer sa flèche, qui cueillit la créature dans le gras de l’épaule. Le cri rauque qu’elle émit se mua vite en un sifflet sonore et, depuis l’autre côté du monceau de cadavre, apparut un drake aux écailles noires, râblé et cuirassé, qui lui présenta ses crocs sanglants avant de s’élancer vers lui. C’est là qu’Éli jaillit, comme le prévoyait leur plan. Elle avait traversé la Horde au triple galop, le corps nimbé d’un nuage de givre et de sanglots d’âmes exilées. Alors que le drake allait sauter sur Bran, elle s’interposa. Le givre se condensa d’un coup et le chien de l’enfer, plutôt que la gorge du bandit de la Malepeyre, percuta une forêt d’épines de glace effilées comme des rasoirs qui l’envoyèrent lécher ses plaies plus loin. Bran eut à peine de le temps de la remercier. Elle pointa la branche du père frêne à présent blanche comme la neige et, de sa gangue de glace, prononça un mot unique qui projetèrent deux dangereuses aiguilles vers le monstre unicorne resté en retrait. L’appât fonctionna. À son tour le monstre vint à la charge et s’empala de lui-même sur l’armure d’Éli, qu’il fit toutefois voler en éclats avant de la projeter au sol du plat de sa lame. Le monstre ne vit pas venir la troisième pointe du trident. Édouain le saisit en plein vol et le renvoya d’une bonne dizaine de pas en arrière sous le choc. Bran sourit. Tout s’était passé exactement comme prévu. Sa flèche était prête. Il lâcha la corde. Avant même qu’elle ne perce le crâne de cette créature unicorne, Bran savait qu’il avait visé juste. Le monstre s’effondra, au moment où Édouain taillait le drake en pièces. Derrière eux, les hobes qui y croyaient encore perdirent tout espoir. Leur atout maître avait mordu la poussière en un rien de temps. Supériorité numérique ou pas, le combat était trop mal engagé. Des défenseurs un peu partout reprenaient courage. Ils allaient les tailler en pièces. Les hobes renoncèrent, les gobelins suivirent. À un contre sept, Édouain de Villemore avait repris le village du Pont. Voilà ce que chanterait désormais l’histoire.