Partie II. Le porteur de torche

Leurs esprits embrumés s’acclimatèrent en silence. Une odeur de salpêtre. Un air enfermé sous la poussière du temps. Une obscurité presque totale, seulement percée par un mince filet de lumière, loin au-dessus de leurs têtes, et un globe bleuté d’une pâleur spectrale à leur hauteur. En un murmure à peine audible, Éli confia une torche à Jorg et lui demanda de s’éloigner de quelques pas avant de l’allumer. Quand la lumière se fit, elle avait pris l’apparence de Cael. Le globe s’éteignit dans l’instant. C’était un temple du Serpent semblable à celui qu’ils avaient visité quelques jours plus tôt, mais tant plus monumental qu’il en devenait tout autre. Un monstre de pierre noire creusé à même la montagne, aux proportions telles que le culte n’avait pu l’excaver qu’au faîte de sa puissance, il y avait une éternité de cela. Un titan d’obsidienne oublié des siècles et perdu pour les vivants. Un portail vers les Landes, également. Éli le sentait d’instinct. L’ogre était passé par là.

Une silhouette aux jambes cagneuses pénétra dans le maigre cercle de lumière de la torche de Jorg, suivie de trois autres, plus petites, leurs capuches sombres rabattues sur les yeux. Des simulacres d’elfes si éloignés de toute lumière qu’ils s’en trouvaient torses, atrophiés, contrefaits. Des créatures d’obscurité pure, noirceurs incarnées, prêtes à éteindre toute flamme de vie. « Les assassins de Jeanne, murmura Bran. Je les ai vus en rêve. Bien des fois. » Parfait, pensa Éli. Il n’y avait plus à se poser de questions, dans ce cas.

« Pourquoi les as-tu amenés avec toi, Cael ? On ne devait pas se débarrasser d’eux ? Le contrat ne tient plus ? » La voix aigrelette et hargneuse s’exprimait en sylvain. Éli gonfla sa gorge et adressa une prière silencieuse au Gardien avant de répondre, afin que les mots lui viennent dans cette langue ancienne sans que n’affleure sa colère. « Les termes ont changé. C’est la tête d’Exataris qu’il me faut, à présent. — Le dragon ? Qu’est-ce tu racontes ? Il est mort depuis deux cents ans. — Ne fais pas l’idiot ! Celui qui se fait passer pour tel, qui répand son acide dans toute la région. Un instant de trouble, qu’Éli mit à profit pour prévenir en silence ses camarades de ses plans. La branche du père Frêne chantait déjà entre ses doigts. — Dame Valna et son père font leurs affaires, nous n’interférerons pas, non. Tu… Il n’eut pas le temps d’achever sa phrase : la branche s’abattit sur son visage tandis qu’Édouain et Bran était déjà en position, prêts à venger la Sainte. Mais les diables étaient vifs et savaient tirer profit d’une lumière trop rare ; Bran manqua d’achever ce qu’Éli avait entrepris, et Édouain ne put que fouetter l’air de son épée. Avant de sauter en arrière, le plus grand d’entre eux, la main sur son visage éteint et maintenant balafré, prononça une formule qu’Éli connaissait bien sans pouvoir l’empêcher. Une chape noire tomba sur Jorg et tout fut noir, soudain. Les trois compagnons sentirent vibrer l’air appesanti à mesure que s’égaillait tout autour d’eux les diables d’elfes, leurs lames brandies. Bran et Éli surent déjouer leurs attaques, mais Édouain reçut un mauvais coup. Le combat des ténèbres contre la lumière : la métaphore était presque trop parfaite. Éli bascula la tête en arrière et, d’un ample mouvement du bras, fit tomber sur ces assassins les lueurs féériques qui dessinèrent leurs contours comme au fer rouge, avant de crier : « Jorg ! Vers moi ! »

Deux d’entre eux étaient déjà pris dans les lueurs. Il n’en fallait pas plus à Bran : quand Jorg reparut, le premier avait déjà goûté de son fer et disparu dans un éclair de lumière qui faillit bien l’aveugler, ne laissant plus qu’un petit tas de cendres. Il allait presser son avantage sur le deuxième, juste au moment où leur chef ordonna le repli avant de disparaître dans la froide obscurité du temple. Son acolyte n’eut pas autant de chance. Bran le cueillit d’une flèche à vingt pas, puis il en encocha une autre et murmura : « J’ai repéré le grand dadais, mais pas le dernier bougre. Qu’est-ce qu’on fait ? »

Éli jeta un œil à Édouain : il était encore debout, quoique pantelant. Cela n’augurait rien de bon pour la suite. Ils auraient pu presser, tenter de détruire ces assassins ici et maintenant mais, dans ce temple inconnu, le danger pouvait surgir de n’importe où. Un mauvais coup serait trop vite arrivé même dans la victoire, et le faible cercle de lumière de la torche constituait un rempart si faible contre l’obscurité… Alors Éli gonfla sa gorge une nouvelle fois. « Partez, misérables ! Rejoignez les Landes qui vous ont vu naître et dont vous n’auriez jamais dû sortir. Enfouissez-vous à des lieues sous la roche, loin de la lumière et, surtout, loin de moi, si vous ne voulez pas subir le même sort que Yanariacal. Ses jours sont comptés. Préservez les vôtres. » Pendant un long moment, seul l’écho lui répondit. La flamme de la torche tremblait tels leurs espoirs. « Bien, Madame. » Et ils s’évanouirent à jamais.