Tribunal — Session 9
Partie II. La disparition
À l’auberge du Père Louis, Bran observait d’un œil rigolard la campagne de diffamation qu’Éli menait bon train contre leurs adversaires. Un à un, les ivrognes gagnaient leur cause. Cette petite avait des facilités déconcertantes quand il s’agissait de manipuler les esprits, il fallait bien le reconnaître. Fallait-il s’en inquiéter aussi ? Il n’eut pas le temps de conclure. Depuis les étages, Scarlett accourut vers lui, les joues baignées de larmes. Robin ! Robin ! Bran la persuada à grand-peine de mieux lui expliquer le problème. Scarlett reprit son souffle. Robin, l’enfant que Jeanne avait sauvé du royaume de Pénombre en même temps qu’elle, avait disparu. Il n’allait pas très bien depuis quelques jours, il disait avoir vu Jeanne, il perdait la raison, le pauvre enfant, et elle n’avait pas su le faire revenir sur terre ! Alors la nuit dernière, il avait disparu, en pleine nuit ! La ville n’était pas sûre, le meurtre de Jeanne l’avait amplement démontré, il fallait le retrouver, tout de suite ! La pauvre était inconsolable. Bran ne parvint à la calmer qu’en montant sans attendre dans la chambre qu’elle avait partagé avec l’enfant jusqu’à la nuit de sa disparition, bientôt rejoint par Édouain et Éli, curieux de ce remue-ménage. Dans la chambre, son œil de lynx eut tôt fait de débrouiller la piste. Les draps défaits, les traces subtiles de transpiration sur le plancher rêche, la fenêtre refermée de l’extérieur. Il monta sur le toit, où la piste s’arrêtait, à quinze pieds au-dessus de la ruelle. Étrange. « Le naga de pénombre ne vous a pas parlé d’un métamorphe ? demanda Éli en prenant sans peine les traits de Jeanne. Un être issu des Landes Sorcières, capable de se faire passer pour une autre auprès de Robin, de lui soutirer des informations sur le royaume d’en-bas d’où l’enfant provient, et de se volatiliser en sa compagnie ? Quelqu’un qui gagnerait à attiser les haines et les rivalités en ville, par exemple en manipulant Tessilina ? » Les pièces du puzzle s’emboîtaient parfaitement. « Ce serait Galindan, la prévoste, derrière tout ça ? tenta Édouain. — Y’m semble pas qu’elle ait de tels panards, la prévoste, ajouta Bran depuis le toit en pointant l’empreinte de botte qu’il venait de repérer. Le gars qu’est passé par là était plutôt du genre massif, six pieds cinq pouces, au moins. — Son garde du corps Caël a bien ce genre de gabarit, précisa Éli. — La visite s’impose décidément », conclut Édouain.
Ainsi, dès la nuit tombée Otchi était allé se percher sur le dernier balcon de l’hôtel de Galindan. Tout lui semblait calme, la maisonnée dormait. En contrebas, Éli marmonna quelques paroles dans une langue aride comme la steppe et s’arracha un cil, qu’elle souffla vers Bran. Le voleur disparut soudain, même plus une ombre entre les ombres, qui se lança dans l’ascension avec l’absolue certitude de ne plus être vu. Parvenu à la corniche, il enjamba la balustrade et, sans un bruit, se mit à genoux pour découper le carreau le plus proche de la poignée. Ceci fait, il caressa Otchi avant de chuchoter : « J’entre ». En contrebas, Eli se rencogna sous la porte cochère où Édouain l’attendait. À l’intérieur, Bran se faufila dans les couloirs en maudissant en pensées le plancher grinçant qui faillit lui coûter cher. Alors qu’il longeait une chambre d’où émanait un ronflement sonore, celui-ci cessa d’un coup quand une lame traîtresse craqua sous son pied. Bran retint son souffle un long moment. Plus bas, il entendait les pas du majordome qui couvraient les chandelles et s’apprêtait à monter. Il se glissa comme un chat entre le mur et la rampe et attendit son passage, immobile. Le majordome le frôla de près et Bran eut bien peur que la bière engloutie chez le Père Louis ne lui parvienne aux narines. L’homme s’arrêta. Sur le front de Bran, une goutte de sueur perla dans l’instant. Le majordome fouilla la poche de sa robe de chambre. La goutte descendit, longea un sourcil, contourna son œil fixé sur la main du majordome qui, d’un geste vif, extirpa un mouchoir de la robe de chambre. L’homme reprit son chemin en pestant sur son rhume. Le bruit de son éternuement couvrit le ploc que la goutte de sueur émit en tombant. Bran pensait avoir évité le pire, mais le pire l’attendait plus bas. Alors que rien dans l’hôtel n’avait laissé planer en lui le moindre doute sur l’intégrité de la prévoste, une odeur insistante l’avait poussé jusqu’aux caves. De lourdes portes lui barraient la route, qu’il crocheta rapidement pour découvrir la pire horreur que ce brigand pourtant endurci n’avait jamais eu à soutenir. Le corps de Robin, en mille morceaux, au milieu d’une chambre de tortures. L’antre de l’ogre. Son cœur battant se souleva jusqu’à ses lèvres.
Quand il reparut devant ses amis, Bran se contenta de dire qu’il l’avait, qu’il était là, qu’il était mort, et qu’il fallait percer la panse de toute cette maisonnée démente, et fissa. Son ton ne laissait pas place au doute, pas plus que son regard trouble. Éli le reconnut d’instinct : celui d’un homme qui avait vu ce dont l’Ennemi était capable. Le Gardien l’avait prévenue : des landes sorcières accourent les ombres véritables, plus sombres encore que celles du pays Blême qui ont au moins pour elles l’excuse de la non-vie. Ils s’accordèrent rapidement pour trouver du renfort et filèrent au plus vite réveiller l’homme du guet, Derenmor, le prêtre du Tribunal évincé du conseil au profit de l’entreprenante Tessilina. Bien sûr, le tirer de son sommeil abattu et le persuader d’organiser sur-le-champ une perquisition de l’hôtel de la prévôté relevait de la gageure. Édouain tenta tout de même, mais Derenmor était bien trop falot pour une telle audace. « Vous n’y pensez pas ! Il me faut des preuves, il me faut des raisons d’agir… des… » Éli perdit patience face au pleutre. Elle tira de son corsage la langue d’une couleuvre qu’elle passa sur ses lèvres, prononça quelques mots à voix basse et ôta sa capuche pour se planter devant Derenmor, qui déversaient encore ses excuses comme une outre un vin clairet. « Il vous faut des hommes, beaucoup d’hommes, une douzaine d’hommes environ, et il vous les faut séance tenante, en armes, pour votre intervention. La justice n’attend pas. — Exactement ! Voilà ! Restez là, je vais chercher mes hommes ! »
Derenmor constitua une escouade avec une efficacité remarquable et, à peine une heure plus tard, au beau milieu de la nuit, le guet envahissait la prévôté, guidé par Édouain en fer de lance. Éli fermait la marche, attentive. Bran n’était pas parmi eux. Il avait un compte à régler. Accompagné d’Otchi qui avait repris son poste sur la balustrade, il était repassé par les toits pour se faufiler jusqu’à la chambre du ronfleur avant l’assaut. Quand il entendit la porte principale craquer sous le premier coup de bélier, il pointa sa lame vers la gorge du garde du corps. « Pas un geste, monstre. Cael ouvrit un œil paresseux sans s’affoler le moins du monde. — Es-tu bien sûr que c’est ce que tu veux ? Bran ne comptait pas lui laisser le temps de discuter. Il se fendit, mais une résistance soudaine se fit sentir au premier quart de pouce parcouru dans la chair de l’ogre. D’une main plus vive que l’anguille, Cael avait saisi la lame au bout de laquelle perlait une unique goutte de son sang bleu. Un rictus aux lèvres, il plongea vers Bran et le saisit par le bras avant de le projeter violemment contre le mur dans un fracas de meubles brisés. Pendant qu’Édouain et le guet fouillaient les caves, Éli était restée à l’affût au pied de l’escalier du grand hall. Dès qu’elle entendit le chahut là-haut, elle comprit. Bran l’avait sauvée devant le temple du Serpent, il n’avait pas hésité à affronter le diable en personne pour ce faire. Et même si elle avait été élevée trop loin des hommes pour partager leurs mœurs et exprimer à leur manière ses sentiments, sa nature n’en était pas complètement dépourvue. La reconnaissance en particulier lui venait d’instinct. De même que l’irrépressible envie d’envoyer dans les gastes grises tous ceux qui considéraient la vie comme une commodité. Elle accourut.
Elle n’eut pas le temps d’intervenir. Face à Bran empêtré dans les résidus de la table qu’il avait écrasée en tombant, Cael considéra ses chances. Il n’avait pas d’armes à portée. Les pas d’Éli dans l’escalier se rapprochaient. Non pas que la confrontation lui fît peur, non. Mais elle le forcerait sûrement à trop en révéler. Ce n’était pas le moment. Bientôt.
Quand Bran se précipita de nouveau vers le monstre, sa rapière ne traversa que le vide. L’ogre avait disparu dans un nuage de soufre. Là-haut, sur les toits, Otchi vit s’ouvrir une lucarne, sans bruit.