Partie I. La langue du Serpent

Une fois de plus, Édouain à la sombre armure avait tenu bon. Après l’embuscade couronnée de succès, il avait fallu explorer le temple cyclopéen pour s’assurer qu’aucune mauvaise surprise ne s’y dissimulait plus. L’étrange Éli, toute secouée encore par sa rencontre avec le diable volatile, y avait détecté les bribes ténues d’une magie ancienne et presque disparue, une présence obscure enfouie sous la pousière du temps. Ils s’étaient enfoncés dans les profondeurs du temple, jusqu’au Saint des Saints. Par superstition autant que par prudence, Bran n’avait pas voulu descendre dans la nef. Les traces des gobelins s’arrêtaient bien avant, même eux avaient dû craindre le sacrilège. Une flèche encochée, l’œil vigilant, il avait attendu qu’Éli détaille les statues qui s’y alignaient, leurs vêtures anachroniques, les fresques torturées qui leur servaient de décor. Ni elle ni lui n’avait saisi l’épreuve que traversait Édouain…

“Suis sa voie… Soit des Siens…” La tradition du Serpent était son héritage. Des générations de Vilemore avaient étudié ses cultes et ses arcanes. “C’est Édouain… le défenseur…” Sa nature bifide, surtout. Il entendait encore son précepteur lui répéter que le Serpent siffle à dextre et à senestre. “Besoin… C’est toi… Suis…” À dextre, le renouveau, la mue, le soin. À senestre, la tentation, l’asservissement, le poison. Les deux vont ensemble, l’un sans l’autre se disloque, l’autre sans l’un se damne. “Besoin… sacrifice…” Depuis toujours, Édouain naviguait entre ses pôles. Il y eut la colère et la perte, la frénésie, la fureur et puis il avait rencontré Jeanne et avec elle l’équilibre en lui s’était établi. “Son présent te sert bien, n’est-ce pas ? Sois des Siens…” Mais la Sainte n’était plus à ses côtés, à présent, et sur ses épaules la sombre armure pesait de tout son poids. Les voix insidieuses le savaient et plaçaient son esprit dans la balance. “Cessez ! L’écho de son cri se répercuta longtemps sous la haute voûte empoussiérée de la chapelle. — Tout va bien, Édouain ? — Oui, Bran, mon ami. Tout va bien. Il n’y a plus rien ici qui puisse nous nuire. Partons.”

*
* *

Éli avait tout organisé pour un retour triomphal à Neuvaine. Au prix de quelques pièces de cuivre, elle s’était arrangée pour que la rumeur les précède, et qu’elle enfle, jusqu’à leur arrivée : la Chimère avait perdu une tête, celle que la cohorte du chevalier Édouain ramenait en ville au bout d’une pique. “Le gobelin à la crête”, “le mort qui marche”, “la plaie de Neuvaine” n’était plus. Une victoire, enfin ! En tête de cortège, Bran soufflait du cor et rameutait les curieux qui tous apercevaient dans le même élan le prodigieux trophée et la bannière d’azur des Vilemore. La foule se massait contre les flancs de leurs montures. Quand ils passèrent les portes, des centaines de gorges criaient leurs louanges à l’unisson. Le conseil de guerre qui s’ensuivait en fut facilité d’autant, bien qu’il ne démarrât pas sous les meilleurs auspices. Ils y avaient invité Tortetrogne pour ajouter à leur démonstration de force, mais la prêtresse Tessilina s’était frayée grâce à la prévoste une place à la table du conseil, depuis laquelle les houspiller à l’envi. La rancunière n’admettait pas la réussite de leur expédition que toute la ville chantait pourtant et se lança dans une tirade sybilline où affleuraient les piques récrimineuses, bien trop aiguisées pour n’être dues qu’à sa seule éloquence, d’ordinaire plutôt rustique. La bien peu politique Éli reçut très mal l’assaut. “Pendant que vous écriviez votre discours, nous nous battions pour Neuvaine. La forêt est sûre, les orcs nous soutiennent, la Horde ne pourra plus passer par l’ouest.” Tessilina la foudroya du regard, tandis que les autres conseillers éprouvèrent de conserve l’irrépressible envie d’examiner leurs chausses et ne plus les quitter des yeux. “Qui êtes-vous donc ? — Dame Éli de la forêt de Givre, intervint Édouain. La meilleure élève du mage Azenor. — Une devineresse, précisa Éli qui, faisant disparaître soudain tous le sang de ses joues, ajouta pour la prêtresse, les yeux caves et la voix morne : j’ai contemplé votre mort. — Une menace ? — Une vision.” La remarque n’amusa que Tortetrogne, qui se cura le nez de plus belle. “Cette ville paye son adoration hérétique du serpent, crut bon d’ajouter Tessilina, au dâm de la prévoste. Elle attire les langues de vipère.” Attaquer le culte du Serpent dans la ville du Naga n’était pas sans risque. Édouain en profita pour reprendre les débats en main. Devoir évoquer les orcs ne faisait pas son affaire mais il tourna si habilement les choses que ses réflexions stratégiques entraînèrent l’adhésion unanime des conseillers. Il n’eut plus qu’à distribuer quelques consignes pertinentes et voilà que son autorité était de nouveau assise en tête de table, indiscutable, taillée dans la roche et éprouvée dans le sang. Le conseil fut ajourné et nos amis se réunirent en conciliabule.

“Que diriez-vous de l’envoyer prier, seule, sa foi rigide du Tribunal et sa haine du Serpent du côté du Grand Temple, cette nuit ?” La proposition d’Éli fit sourire Édouain qui n’était pas loin de la partager pleinement, mais Bran s’y opposa. Ce n’était pas le moment d’attiser le conflit religieux, pensait-il. Édouain le concéda. Par ailleurs, il avait bien observé la prévoste pendant tout cet échange et nettement discerné son influence. C’était elle, l’ennemie. Tessilina n’était probablement qu’un pantin. “Une petite visite nocturne, dans ce cas ?” proposa Bran. Édouain acquiesça.