Au-dessus d’Éli, la masse sombre du vautour lui dissimulait les étoiles. L’animal démoniaque avait plongé sur elle et s’apprêtait à lui crever les yeux de son bec crochu d’où dégoulinait encore les entrailles du gobelin d’où il était né. Éli serra la branche du père Frêne. Dans sa tête défilaient les souvenirs des jours derniers.

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Dans le village des orcs, les discussions allaient bon train quant au sort qu’il fallait réserver à ces étrangers. Le dragonnet de la baronne Felta, hôtesse de la même forêt, s’était joint aux débats : sa maîtresse se portait garante de Sire Édouain, qui avait gagné ses faveurs. Néanmoins, l’Ainé et le Brave n’étaient pas d’accord. Pour les départager, il fut décidé de soumettre les intrus au rite de la tribu. S’ils parvenaient à ramener une grappe de la vigne du Grand Cerf, la tribu les soutiendrait. Dans le cas contraire, le Brave disposerait d’eux. Éli, Bran et Édouain avaient pu à eux trois remonter la piste sans mal. Ils s’étaient bien vite retrouvés nez à nez avec l’animal sacré, grand comme un chêne, blanc comme la neige, qui par sa seule présence déformait le tissu de la réalité alentour. Éli, qui n’avait pu s’empêcher de voir en lui le reflet terrestre du Gardien, s’était adressé à lui dans ce qu’elle pensait être sa langue, celle de la Princesse de l’Aube et de la Reine de la Nuit. Et le divin cerf avait bien voulu les entendre. Ils étaient revenus au village avec la grappe, sous les vivats. Seul le Brave s’était tenu à l’écart des réjouissances. Éli l’avait rejoint, car il n’est jamais bon de laisser le guerrier ruminer une vengeance. Il doutait encore que les humains et les orcs puissent s’entendre autour d’un but commun. Mais les orcs et les fées ? avait-elle objecté, tandis que sa chevelure se muait en la ramure d’un laurier. Le fier guerrier devait apprendre à regarder au-delà des apparences. Il avait convenu que leurs actes pourraient le faire changer d’avis. Mais seuls les actes comptent, lui avait-il rappelé. Ni les paroles, ni les enchantements n’avaient de valeur tant qu’ils ne faisaient pas couler le sang de leurs ennemis.

Ils étaient partis le lendemain, accompagnés de cinq bons chasseurs de la tribu qui les avaient bien vite guidé jusqu’à l’orée et, de là, aux ruines de Flech-Eor. Ils arrivèrent au crépuscule. Toute la journée, la silhouette monumentale de ce vieux temple du Serpent les avait toisés depuis sa hauteur. Ses hauts murs noirs de suie, ses blocs de basalte trop lourds pour être soulevés, ses arcs encore debout étaient un défi lancé au temps et à la foi nouvelle qui plaisait à Éli : les puissances vont et viennent mais la magie demeure. Quand ils gravirent enfin le promontoire, la vue sur toute la plaine de Port-Courage s’était ouverte à leurs regards. Au fond de l’estuaire, des feux brûlaient encore. La Horde était là-bas. Elle ravageait la ville. Depuis combien de temps ?

Alors qu’ils s’apprêtaient à monter le camp aux pieds du temple, Bran avait remarqué les traces d’un précédent campement, dissimulé à la hâte. Il en fit part discrètement à Édouain, et les deux hommes voulurent aller voir de plus près qui se cachait dans ses ruines, mais Éli les avait arrêtés : entrer dans le temple, c’était leur offrir un guet-apens sur un plateau doré. Mieux valait mille fois retourner la situation, installer le camp à l’abri des flèches et faire comme s’ils n’avaient rien remarqué. Si les fuyards étaient des ennemis, ils attaqueraient une fois la nuit tombée et devraient pour cela quitter leur retranchement. Ils penseraient jouir de la surprise et ne se méfieraient pas. Ce serait le moment idéal pour les frapper.

Ainsi fut fait. Quelques pièges discrets furent dissimulés autour du camp, de même que les archers. Édouain jouerait l’appât, près d’une belle flambée et, juste à la lisière du feu, Éli mettrait le feu aux poudres. Et c’est ainsi qu’à la nuit tombée une troupe de gobelins montés sur leurs worgs sanguinaires jaillit des ruines, croyant cueillir une proie facile en plein sommeil. La première volée de flèches en emporta bon nombre, puis les pièges se chargèrent de jeter au sol les cavaliers trop imprudents. Mais ils étaient nombreux et plusieurs parvinrent à proximité du feu. Ils pensaient pouvoir profiter de leur œil capable de percer les ténèbres face à des humains démunis sans lumière, mais c’était compter sans les orques — et sans Éli. D’un geste de son bâton, elle les illumina tous comme cristaux au soleil. Ainsi, Édouain put se préparer au choc, et Bran décocher ses flèches à son tour.

Deux cavaliers de la Horde atteignirent Édouain et voulurent le renverser à la force de leur monture, mais le chevalier à la sombre armure n’avait pas volé sa réputation ; il resta fermement campé sur ses pieds et repoussa la charge. Alors que les worgs s’acharnaient sur le chevalier, les cavaliers sautèrent en direction d’Éli, qui sut les accueillir. Voulant l’atteindre de leurs lames, ils s’empalèrent sur les pics de glace qui l’avait recouverte, puis l’un goûta le bois du Frêne, l’autre son éclat d’un bleu glacé et ainsi d’un seul geste les deux rejoignirent leur dieu. C’est là que tout avait déraillé.

Le corps de l’un des gobelins s’était mis à tressaillir. À l’insu d’Éli qui, fière de sa victoire, regardait ailleurs, la cage thoracique du cadavre enfla et s’ouvrit par le milieu avant que n’en ait émergé un démon aux allures de vautour, qui lui avait sauté dessus et l’avait renversée d’un coup décisif en profitant de l’absence de ses défenses magiques. Édouain se débattait contre deux worgs et ne pouvait la rejoindre. Au-dessus d’Éli, la masse sombre du vautour lui dissimulait les étoiles, qu’elle ne verrait sans doute jamais plus.

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Alors la lame de Bran vint percer le flan du démon qui hurla et pivota sur ses ergots pour faire face au courageux voleur sorti de la nuit. Plus loin, perçant un worg criblé de flèches, Édouain poussa un cri, si net, si juste, un cri fait de volonté pure et de rage de vaincre, qui secoua Éli aux tréfonds. Elle se saisit de la branche du père Frêne, se hissa sur ses pieds, et pulvérisa la tête du vautour sous les yeux de Bran ravi. Quelques instants plus tard, les orques criaient victoire. Ils pourraient raconter au Brave comment se battaient les humains face à la Horde et l’assurer que de tels alliés ne seraient jamais de trop.

Bran sourit en voyant à ses pieds le cadavre éventré du gobelin. La crête de cheveux blancs, la bave pourpre aux lèvres, la cicatrice au travers des yeux ; c’était lui à n’en point douter, son vieil ennemi des remparts, celui qui avait mené l’assaut contre Neuvaine et dont le cadavre avait disparu ensuite, pour laisser place à quelques plumes… “Ho, Édouain, je crois bien qu’on la tient, notre tête de général !”