Partie III. Père Frêne

Eli était confortablement installée au premier étage de la tour de maistre Séverin, ses malles déballées, son livre d’ombre sur le chevet, dans la belle chambre que le mage de Neuvaine lui avait cédée par respect — à moins que ce ne fût par crainte. Jorg avait déplacé toutes les affaires du maistre dans la salle de l’astrolabe, dégagé les rideaux trop lourds et les tentures trop sombres, nettoyé les carreaux, changé les draps de chanvre pour sa parure en lin et passé la paillasse de Séverin directement au feu pour obtenir cette douche chaleur et cette clarté vive qui baignaient à présent les lieux. Plaire à Éli n’était pas simple et pour dire le vrai seul Jorg y parvenait. Il lui fallait de grands espaces chaleureux, de vives lumières crépusculaires, une touffeur sèche, une odeur saine et capiteuse, un air épais et transparent, des étoffes très fines et très rêches et du bois tendre. Il lui fallait des lieux qui lui rappellent la forêt de Givre et surtout qu’elle n’ait pas l’impression d’y être.

Elle était mollement affalée dans le fauteuil, face à la fenêtre, et pourtant elle volait au-dessus des toits. Au-dessus de la tour, de grands cercles, puis vers le balcon de Galindan, de l’autre côté de la place, où elle se posa sans bruit, un corbeau parmi d’autres venu chercher des vers dans le pot de boutons noirs. La prévoste recevait Tessilina, bien sûr. Et sous l’œil torve du couturé Caël, ces deux-là complotaient. La mort de Jeanne était une aubaine pour la vraie Foi. La ville était à prendre et le butin à se partager. À l’une, les esprits, à l’autre, corps et biens. L’alliance du denier et de la doctrine, en somme, un mélange célèbre même au pays Blême. Il fallait prévenir Édouain et Bran.

Ils s’en doutaient sûrement déjà. Quand, à l’aube du quatrième jour comme promis, ils avaient repassé les portes de Neuvaine à la tête d’une colonne de ruffians, les rumeurs de trahison s’étaient répandues comme l’ivraie dans le blé tendre. Éli leur avait proposé de recourir à un stratagème audacieux pour calmer les esprits et regagner les cœurs, d’un coup d’un seul, en profitant de l’aura de sainteté de Jeanne la disparue. Bran avait réagi avec enthousiasme, mais Édouain était frileux. Il avait jugé préférable de s’imposer à la loyale face aux médisances, par un grand coup d’éclat qui retourneraient les faveurs : en ramenant la tête d’un général de la horde. Ils partiraient tous les trois, dans quelques jours. Le temps que s’organise l’accueil de la Malepeyre et que Tortetrogne montre les premiers signes de leur contribution, en espérant qu’ils soient tangibles, décisifs. Il serait bien fâcheux qu’une querelle éclate en leur absence…

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Quand ils étaient partis, la ville était encore calme. La collaboration se passait, sinon pour le mieux, du moins correctement. Les murs étaient assainis, la milice réarmée, la bande lancée aux mollets de la Horde et les récoltes à l’abri. Ils avaient décidé de contourner le lac de Faun par la forêt, le territoire des orcs. Une petite délégation comme la leur pouvait espérer passer inaperçue. Ce n’est pas ce qui se produisit. La rencontre eut lieu dès le deuxième jour, alors qu’ils menaient les chevaux à la bride au milieu des hêtres. Bran, en éclaireur, repéra trois chasseurs à l’affût et intima à ses compagnons de se tenir immobile, sans un bruit. Mais cela ne suffit pas : derrière eux, soudain, le bruit d’une corde qu’on tendait, puis une voix sourde, tirée d’une gorge épaisse et peu habituée à leur langage : “Pas un geste, peaux pâles”.

Les chasseurs les amenèrent au village, où l’humeur n’était pas bonne ; c’était peu dire. L’Aîné, vieil orc au cuir tanné appuyé sur son bâton, ne cacha pas sa désapprobation. Que venaient-ils faire dans leur forêt ? Pourquoi ne respectaient-ils pas la trêve ? Montraient-ils aux orcs si peu de respect qu’ils ne craignaient pas d’outrepasser ainsi des termes conquis de haute lutte par leurs ancêtres ? Il fallut qu’Édouain et Éli déploient des trésors de diplomatie pour s’en tirer à bon compte. Ils ne cherchaient à offenser personne, seulement à protéger Neuvaine de la Horde qui, certainement, causerait bientôt des ennuis à la tribu, si ce n’était déjà fait. Le visage de l’Aîné s’assombrit. Il les mena plus loin, vers une clairière creuse où pourrissaient encore des cadavres de gobelins, de drakes, de hobs. Les braves tombés à leur contact par dizaines avaient déjà eu droit au départ des guerriers ; non loin leur bûcher brûlait encore. Le seul qui n’avait pas encore eu cet honneur gisait au milieu des cadavres de la Horde : un Ente à la vaste ramure sûrement millénaire, taillé par l’acier, brûlé par l’acide, abattu, immense. Père Frêne.

Le cœur d’Éli se serra. Elle imaginait ce qu’avait ressenti le Gardien quand était tombée cette merveille. Sa perte était irréparable, irrémédiable, catastrophique. À elle seule, elle avait dû plonger dans le givre éternel des arpents entiers de sa forêt, et faire vibrer la terre jusqu’au bassin du bosquet. Elle présenta à l’Aîné ses condoléances sincères, qu’il eut la grandeur d’accepter d’un geste las. Elle obtint aussi de lui la permission de s’en approcher et d’en prendre une branche, qu’elle choisit soigneusement, inspectant au passage les blessures béantes. L’odeur âcre de l’acide emplissait encore l’atmosphère. Elle frotta son doigt sur un reste verdâtre, le porta à ses narines. Pour elle, l’usage était clair, l’origine aussi : alchimie.

Elle leva la tête et repéra rapidement dans les ramures d’un pin le trou d’un grand duc. Elle prononça une formule, traça dans l’air un grand cercle. Quelques instants plus tard, elle se hissait lentement dans les branches pour se présenter à lui. Le hibou lui transmit tout ce qu’il avait vu : la bataille sauvage, la bravoure du clan orc, leur victoire finale et son terrible prix. L’objectif de la Horde, lui, demeurait un mystère. La dernière image qu’il lui transmit fut celle du chevalier noir à sa tête, qui retira son heaume pour cracher sur Père Frêne cette substance qui le tua. Autour de lui, la Horde criait : “Exataris ! Exataris !”