Partie II. Les illusions

Bran avait prévenu Édouain : la tour d’Azénor constituait à elle seule un spectacle à couper le souffle. “Vois ça, ‘douain, une tour qu’est à trois mètres du sol, sans rien au dessous, comme une dent toute déchaussée que la terre aurait en plein milieu de la bouche !” Bran avait prévenu Édouain, et pourtant les deux compagnons manquèrent de choir de leur monture quand il la découvrirent, car ce que les yeux voient, parfois l’esprit le nie. Elle était là, devant eux. Pour Bran, elle était comme dans son souvenir. Jeanne, assise sur un rocher, leur souriait de loin.

Trois gros livres ouverts flottaient devant ses yeux et tournaient seuls leurs lourdes pages. Derrière elle, la haute tour de pierres noires aussi défiait la pesanteur, juchée sur sa motte de terre en suspens, arrachée à la colline, à moins que ce ne soit à la réalité. Toute la campagne alentour semblait s’amuser de leur surprise et faire comme si de rien n’était. Édouain piqua Fagot, autant pour presser le pas que pour se réveiller. Au-dessus de lui, un corbeau décrivait de lents cercles dans les airs, qui se rétrécissaient à mesure de leur approche. Il finit par se poser sur l’épaule de Jeanne alors que Bran descendait de Rossi, qui vint poser ses naseaux dans la paume ouverte de son ancienne maîtresse. Sans doute avait-elle un peu changé. Quelques détails, rien de plus. Une longue mèche de ses cheveux était ainsi devenue blanche comme neige. Ses yeux, pour qui la connaissait parfaitement, n’avaient sans doute pas tout à fait le même éclat naïf. Ils pétillaient d’une malice nouvelle. Son maintien était différent lui aussi, à la fois princier et désinvolte. Édouain finit par se méfier. C’est alors qu’elle leur adressa la parole et que l’illusion se dissipa. — Ne faites pas cette tête, messieurs ! Otchi m’a prévenu de votre arrivée, dit-elle, d’une voix bien différente de celle de Jeanne, en se tournant vers le corbeau. Je voulais m’assurer de vous faire grande impression au premier regard, voilà tout. Et en quelques battement de cils, la créature modifia son apparence, et encore et sans cesse, passant d’une vieille femme fripée comme une pomme d’automne à un garçonnet dégingandé, puis par la figure d’Édouain sur laquelle elle s’arrêta un instant pour lui laisser le temps de lire l’incrédulité sur son propre visage. Une voix de vieillard retentit alors depuis partout et nulle part. — Éli ! Cesse tes enfantillages et propose à nos visiteurs de monter. De lourdes marches de pierre se dégagèrent de la motte à ces mots, pour venir former un escalier, de leurs pieds à la porte de la tour. Après un soupir d’Éli les trois livres se fermèrent et vinrent se loger dans un coffret qui entreprit seul l’ascension. Elle le suivit et, se tournant vers Bran et Édouain à mi-pente sous les traits d’une femme aux yeux gris, à la peau et aux cheveux blancs comme neige, leur dit : “Entrez !”

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Surveillé de près par l’homuncule de bois et d’acier du mage Azenor, symbole animé autant que dangereux de sa puissance, Bran était resté debout tout au long de leur entretien de peur qu’un fauteuil s’escamote sous lui dès qu’il choisirait de s’y assoir. Dans la bibliothèque, Éli les avait en effet installés aux bons soins de “Jorg”, une présence invisible qui les avait débarrassés de leurs manteaux avant d’amener jusqu’à eux fruits secs et vin de noix tandis qu’ils attendaient le maître de la tour. La chère était bonne mais Bran mal à l’aise. Pire, quand parut enfin le mage de haute réputation, et une fois passées les politesses d’usage, celui-ci ne lui avait pas paru très préoccupé : la Horde le laissait froid ; de l’avantage de vivre dans une tour volante, sans doute. On se préoccupe moins du sort du la basse gente. Azenor avait néanmoins accepté de leur fournir l’aide de celle qu’il appelait son “apprentie”, un mot qu’Éli avait accueilli d’un léger sourire ironique, Bran l’avait remarqué. L’apprentie en question paraissait s’être attendue à cette issue, qu’elle avait même hâtée et orientée en leur transmettant discrètement le détail qui leur avait servi à sceller leur accord : la seule chose qui intéressait Azenor, c’était de pouvoir jeter un œil au grimoire dont la Horde s’était emparée dans le sanctuaire du Naga — et s’il pouvait se débarrasser au passage de son insolente apprentie, ce n’en serait que mieux. Édouain le lui avait rapidement proposé, et tout le monde s’était quitté bons amis avec ce qu’il voulait, comme si la scène avait été écrite d’avance par une puissance supérieure pour laquelle il ne s’agissait que de la rejouer.

La négociation avec Tortetrogne serait autrement plus délicate, Bran le savait, comme il savait que la présence d’Éli ne risquait pas d’arranger les choses. Il admettait toutefois qu’elle paraissait disposer de quelques compétences. Le chemin vers la colline des pendus avait été grâce à elle une partie de plaisir. Ses deux grosses malles la suivaient docilement où qu’elle aille, seules, à une coudée du sol, tandis que, nonchalamment installée en croupe d’Édouain, elle repérait depuis son perchoir baies et racines et les pointait du doigt. Là, elle murmurait quelques mots incompréhensibles, et voilà que les plus beaux fruits de la terre s’arrachaient du sol ou bien quittaient leur branche pour venir atterrir d’eux-mêmes droit dans son panier. Et ce n’était pas fini, car “Jorg” ne se contentait pas de cueillette ! Le soir venu, la présence invisible leur mitonnait sa récolte en succulent ragoût. Tout juste Bran regrettait-il qu’Éli ait refusé d’ajouter à leur festin un joli lièvre, qu’elle avait laissé ostensiblement filer sous ses yeux. “Nous avons assez”, avait-elle dit. Même son grand corbeau Otchi dédaignait les mulots à moins qu’ils ne soient déjà morts.

Bran avait du mal à lui donner un âge, car elle se comportait tantôt comme une enfant, tantôt comme une sorcière vieille comme le temps et changeait d’apparence selon ses humeurs. Elle faisait des caprices et parlait toutes les langues. Elle ne connaissait rien des choses du monde et savait toutes les plantes. Elle était heureuse de vivre et la mort se lisait dans ses yeux. Surtout, il appréhendait ses réactions face à Tortetrogne, qui ne manquerait pas de se comporter en rustaud. Ça au moins était certain.

Enfin Tortetrogne parut, accompagné d’un bon bout de la Malepeyre. Après les saluts d’usage, il fallut bien sûr leur rincer le gosier. Bran avait heureusement pensé à charger Rossi d’outres de vin des coteaux, qui fit grand effet. Enfin il put livrer à toute la bande le discours ressassé tout le voyage : les gars de la Malepeyre pouvaient sauver le royaume. Neuvaine avait besoin d’eux pour s’embusquer dans les collines et harceler la Horde, lui montrer que le pays ne lui appartenait pas encore et qu’elle serait frappée où qu’elle aille, que plus une route n’était sûre, que les hauts seraient des pièges mortels pour tous les éclaireurs qu’elle y enverrait. La Malepeyre était gagnée par la gouaille et les promesses de gloire et de butin de leur vieux camarade, mais le géant Tortetrogne n’était pas très impressionné ; il se demandait ce qu’il pourrait gagner dans cette affaire. Bran, par effet du vin ou de la camaraderie passée, comprit vite et bien. En piquant son discours de mots tirés de leur parler secret, il lui promit amnistie, et même une place au conseil de guerre. Tortetrogne, impressionné, exigea malgré tout une dernière concession : il fallait lui promettre de nourrir et loger la moitié de ses bandits derrière les remparts de Neuvaine, quand l’autre moitié agirait. Il craignait autrement l’épuisement de toute la bande, et il n’avait pas tort. Édouain accepta, tout en sachant bien ce que lui vaudrait cet accord. Tessilina ne manquerait pas d’en tirer profit. Il entendait déjà ses cris. Ils amènent des brigands dans nos murs ! Des assassins !

Ce n’est qu’une fois serrée la main de son vieux chef Tortetrogne que l’inquiétude de Bran le quitta. Finalement, tout s’était bien déroulé. Le crépuscule était venu, le camp s’était monté et chacun regagnait sa couche. C’est le moment que choisit le géant malappris pour entreprendre Éli — qui le reçut comme il se devait : prenant l’apparence d’un cadavre en décomposition rapide, elle ânonna le récit long comme une nuit au pays Blême des horreurs récentes dont elle avait été le témoin, et à mesure qu’elle le déroulait une palpable aura de terreur se répandait tout autour d’elle depuis ses yeux devenus des puits sans fond qui menaçaient d’engloutir quiconque oserait s’approcher d’elle. Tortetrogne se jugea trop ivre, il tourna les talons et partit se coucher.