Les nuages et les sombres présages s’étaient accumulés au-dessus de leur tête depuis qu’ils avaient laissé derrière eux le fort du Calciné. La Duchesse les avait prévenus, pourtant : de graves dangers les attendaient à Neuvaine. Mais ils n’avaient pas le choix. Tirée par Scarlet, Rossi piaffait, Robin sur son dos. Le violent orage qu’ils avaient essuyé avait réveillé la lande. Un éclair avait frappé le sol, juste devant eux, donnant naissance à une monstruosité végétale, une énorme masse d’humus et de bruyère animée par l’énergie des cieux d’une faim soudain dévorante. Jeanne avait évité de peu d’être engloutie. Ses jambes la portaient à peine. Elle avançait malgré tout.

À ses côtés, Bran cherchait à alléger l’atmosphère en lui parlant des plaisirs de la vie à la belle étoile, quand il rôdait dans les campagnes avec la Malepeyre. Dans son carquois, les deux flèches que le Roi Pénombre lui avait confié ballotaient, prêtes à être décochées. Elles abattraient quiconque Bran serait capable de nommer, selon le roi fomorien. Ce n’était pas son seul cadeau de départ. Jeanne et ses compagnons étaient repartis avec l’assurance, si ce n’était de son aide, du moins de sa neutralité bienveillante dans le conflit à venir contre la Horde et son chef encore mystérieux. Leur mission périlleuse avait été un succès, ils pouvaient revenir la tête haute. Surtout, le roi Pénombre avait confié à Édouain une armure dont les plaques absorbaient la lumière mieux encore que le charbon. Son œuvre, où sa malice se lisait comme l’encre noire de caractères impies sur la peau claire d’Édouain, ainsi transformé en chevalier à la triste figure. Lui qui voulait sauver son âme en combattant à ses côtés avait accepté de se damner pour elle. En valait-elle la peine ? Le Roi Pénombre ne lui avait rien offert, il l’avait même raillée, alors elle avait pris. Scarlet et Robin. Elle ne serait pas partie sans eux. Deux âmes libérées des ténèbres. Deux âmes en plus pour la Lumière.

À Neuvaine, des camps de réfugiés étaient apparus, venus de Port-Courage au sud que la Horde avait rasé quelques jours auparavant. Les familles endeuillées mendiaient assistance aux clercs de Tessilina, trop heureux d’offrir leurs bonnes grâces afin que grossissent leurs rangs. L’arrivée de Jeanne leur mit du baume au cœur. Elle fit de son mieux pour les rassurer, mais leur besoin de consolation était impossible à rassasier. Elle-même n’y croyait plus. Les nuages et les sombres présages s’accumulaient au-dessus de sa tête. Quel destin le Tribunal lui préparait-Il ? Comment pourrait-elle le servir encore, se demandait-elle, alors qu’à bout de forces elle avançait vers le Temple. Une réunion du Conseil était impérative.

Devant la salle, une foule dense les hèla, qui prit Édouain à partie. Comment la Sainte pouvait-elle accepter qu’un homme du Serpent, cette âme damnée dans son armure noire comme la Plaie du monde, marche à ses côtés ? Elle le défendit en mettant ses dernières forces dans sa harangue. Il le fallait. Elle le savait. Édouain devait tenir, et Bran avec lui. Les voies du Tribunal sont impénétrables mais celle-ci luisait devant ses yeux comme le torrent sous la Lune. Elle n’était que la maigre étincelle de courage qui enflammerait les coeurs, bien au-delà d’elle.

La réunion fut sombre et brève. Il fallait organiser la défense, faire rentrer le grain, abandonner les fermes et creuser des fossés. Il fallait contacter Azenor le mage de la Tour et peut-être la tribu des Dents rouges, à l’Ouest. Il fallait que la région entière se soulève pour contenir la Horde. Et il fallait prendre les devants. Lancer les reconnaissances. Identifier la tête. La trancher. Galindan, la prévoste, avait musclé sa garde, égoïste. Un géant couturé la suivait comme son ombre, qui semblait vouloir tirer d’elle un peu plus que son or. Quand sa maîtresse reprocha à Jeanne d’avoir placé Derenmor en position de force, en tant que représentant du Tribunal au conseil, plutôt que Tessilina, il fit une grimace éloquente. Non qu’il désapprouvât. Seulement, il regrettait que Galindan ait abattu ses cartes et laissé Jeanne voir dans son jeu.

Après la réunion du conseil, Bran partit retrouver le père Louis pour contacter la Malepeyre et Tortegrogne, qui pourrait lui aussi jouer son rôle dans les batailles à venir. La bande était solide, entraînée, équipée, parfaite pour former plusieurs troupes d’éclaireurs et de tireurs embusqués. Il voulait aussi en savoir plus sur le géant de Galindan. “Caël ? Ouais, lui tourne pas trop le dos. Il a ses entrées chez la dame Galindan, jusqu’à la chambre à coucher.” Pendant ce temps Jeanne était partie sur les remparts y encourager les sentinelles, partager quelques victuailles avec ces braves dont la vigilance signifierait la survie de toute la ville, et l’amollissement une mort assurée. Hors de question de se laisser surprendre.

Mais quand elle rentra, pourtant, elle ne remarqua pas les quatre silhouettes qui la suivaient depuis les toits. Elles lui tombèrent dessus au détour d’une ruelle. Trois encapuchonnés hauts comme des enfants, un grand gaillard masqué, sa lame déjà luisante. Encerclée, seule, elle bouscula le plus isolé pour se frayer un passage au fil de l’épée et l’embrocha d’un geste, prête à bondir dans la brèche ouverte. Mais l’être agonisant explosa soudain en une boule de lumière qui lui brûla la rétine. La fuite devenait impossible. Elle trébucha, entendit leurs bottes se rapprocher vivement, les dagues tirées des fourreaux. La douleur.

Alors que les derniers souffles de vie s’échappaient de la martyre, la vue lui revint. Elle gisait sur le pavé dans son sang. Elle fit rouler sa tête pour regarder le ciel. Au-dessus de sa tête, les nuages s’accumulaient, tandis que le vent du Tribunal venait de balayer les sombres présages d’une rafale d’espoir. Elle s’éteignit en priant.

Pour Bran et pour l’âme d’Édouain. Pour Scarlet et Robin, pour tous les réfugiés. Pour Rossi. Pour Neuvaine et le pays entier.