“Eh bien, mes mignons ! Vous n’êtes pas descendus jusqu’à nous, au péril de vos vies, pour une simple visite, n’est-ce pas ? Qu’attendez-vous de nous ?”

Jeanne n’y connaissait pas grand-chose en politique, si bien qu’elle prit rapidement le parti de se taire. C’est Édouain qui se chargea d’expliquer la situation au conseil du Roi Pénombre. Tous l’écoutaient, à l’affût du moindre faux pas. Édouain s’y connaissait en formalités et son habileté diplomatique, comme devant la baronne Felta, ne lui fit pas défaut. Il parvint à capter leur attention et exposer leur cause : la surface était attaquée de toutes parts, un exilé des Landes Sorcières fomentait des complots, une ost goebelinoïde maraudait ses campagnes, les reliques du Naga de Neuvaine avait été dérobées, bref : le temps des troubles était sur eux, en haut aussi bien qu’en bas. Cependant, le roi Pénombre goûtait peu ces circonlocutions. Il reprit.

” Qu’attendez-vous de nous ?”

Jeanne n’y connaissait pas grand-chose en politique, mais elle connaissait bien les rapports de force. Eux avaient gouverné sa vie entière. Le faible est la proie du fort à moins qu’on l’en empêche, telle est la règle à la surface, et elle n’avait pas de raison de penser qu’il en allait autrement dans l’En-Bas. Ne lui restait plus donc qu’à établir la hiérarchie de la peur, entre toutes ces puissances. La Duchesse, leur guide, celle qui les aurait écorchés vifs pour tromper son ennui, restait plus que jamais indéchiffrable. Jeanne renonça. Le reflet perverti du Naga, sombre et luisant comme l’obsidienne, lui lançait au contraire des œillades appuyées. Il avait quelque chose à leur dire, qu’il ne leur dirait pas, pas dans cette salle, pas devant les autres. Une faiblesse, donc. Jeanne attendrait. La guenaude aux yeux glauques qui se frottait les mains était bien trop à l’aise : elle ne craignait plus rien. Enfin l’Elfe gris, ambassadeur de Dis, autant dire du Diable, sa robe décadente et ses traits cruels : lui était intéressant. Pénombre lui parlait, non d’égal à égal, mais comme le baronnet s’adresse à l’émissaire du roi haï, mélange de morgue et de crainte. Elle prit la parole.

“Sire, vous êtes satisfait de l’équilibre qui régnait jusque-là, entre Neuvaine et votre royaume, n’est-ce pas ? Il vous convenait bien, sans quoi vous ne l’auriez pas préservé. Souhaiteriez-vous qu’un nouvel adversaire s’y installe ? Une puissance inconnue qui viendrait tout déstabiliser ? Il me semble que non. Un silence pesant s’installa. — Non, en effet, reprit Pénombre. Et que proposez-vous ? Une alliance ? Jeanne pouvait voir le sang battre dans son œil exorbité qui paraissait près de tomber au sol. — Une aide réciproque, répondit Édouain. Donnez-nous les moyens de vaincre cet adversaire à la surface, et nous vous ferons gagner cette guerre avant même qu’elle n’éclate. Vous n’aurez même pas à sortir de Locabre, où, ma foi, vous me paraissez vous plaire. Le roi Pénombre hissa péniblement un doigt, une étincelle de malice sur le visage. — Au vote, mes conseillers ! Qui propose que nos invités soient exécutés sur le champs ? La duchesse, l’Elfe gris. — Et qui souhaiterait que nous leur apportions notre aide ? La guenaude, le naga. — Bah ! Égalité ! C’est donc à moi qu’il revient de décider de votre sort. Eh bien, voilà ce que je vous propose : prouvez-nous demain votre valeur. Après tout, nous ne voudrions pas mettre nos œufs dans un panier percé. Si vous réussissez, Locabre sera de votre côté. Si vous échouez, eh bien… vous serez morts, alors peu importe ! La salle applaudit poliment la proposition du roi. — C’est entendu ! Vous descendrez au nid à la première heure ! Dormez bien ! Le château vous accorde en attendant son hospitalité.

Leurs appartements auraient pu être confortables, si ce n’étaient les hurlements impromptus, les odeurs de chair et de sang et le sentiment de peur si palpable qu’il en souillait les étoffes. C’était le naga qui s’était chargé de les y accompagner, afin de disposer de ces invités en tête à tête. Il leur expliqua sa nature jumelle, fruit d’un dédoublement du naga originel en deux reflets opposés. Le Tribunal était devenu trop présent, trop absolu. Les puissances inférieures avaient dû s’adapter à cette religion nouvelle, non sans mal. Le dédoublement était astucieux, sans lui, le Naga aurait connu l’exil. Mais donner naissance à un tel monstre avait dû lui coûter bien cher. Au moins ne pouvait-il plus périr, tant qu’il en restait un, ce qu’ignorait probablement celui qui avait assassiné le Naga de Neuvaine. Là résidait aussi la faiblesse que son double inversé leur avouait : tant que le Naga de Neuvaine n’était pas reparu, lui se trouvait singulièrement vulnérable. Une faille que des ennemis mal intentionnés pourraient ne pas hésiter à exploiter. Son aide leur était donc acquise.

Alors qu’une servante humaine manifestement maltraitée leur avait servi un ragoût délicat, que Jeanne partagea avec la pauvre créature, la Guenaude vint à son tour leur promettre assistance. Elle les prévint du danger qui les attendait “au nid”, de la monstruosité qui s’était établie dans ces entrailles souterraines. Puis, à l’aide d’un stylet aiguisé, elle perça sans prévenir la joue de la servante pour y recueillir deux larmes, qu’elle consolida entre ses ongles crasseux pour former deux perles noires. “Ces perles, mes chéris, vous aideront bien demain.” Elle sortit pour les laisser enfin entre eux. Bran était agité, Édouain inquiet, Jeanne confuse. La nuit serait courte. On ne dort jamais très bien quand le danger rôde.

Les abords du château Locabre s’étaient transformés en champ de foire. En quelques heures, nain gris et fomoréens avaient afflué des profondeurs pour assister à la mise à mort de trois écervelés. Jeanne, Bran et Édouain avaient été laissés libres jusqu’à la cérémonie et déambulaient parmi les étals improvisés des marchands de fortune à la recherche d’un philtre, un baume, n’importe quoi qui leur permettrait de délasser leurs muscles froissés par de longues journées de marche, de combats et de douleurs. Bran négocia quelque temps avec l’un de ces nains au teint de pierre pour obtenir un œil de berserker, remède bien connu des brigands de la Malepeyre pour attiser l’ardeur au combat. Le marchand en exigea deux dents, ce qui laissa le brigand un peu interloqué. Sa surprise se transforma vite en dégoût quand, avisant les tenailles ensanglantées que le nain agitait sous ses yeux, il comprit que c’était ses dents à lui que ce pourceau grisâtre envisageait de lui prendre. Il décampa.

Jeanne ne cherchait pas à se rendre aimable ni à comprendre le peuple d’En-Bas, il n’était plus temps. Elle marcha lentement, d’un pas décidé, toute à ses pensées jusqu’à l’arène au fond de laquelle s’ouvriraient les portes du Nid. Dans les gradins éparses, la foule amusée lui lançait des regards goguenards. La compassion n’existait pas dans l’En-Bas, la pitié pas davantage, l’apitoiement tout juste. Jeanne s’agenouilla, bien droite dans la poussière de charbon, les portes face à elle, elle joignit les mains et elle L’invoqua. Son Dieu, le Dieu unique, la Trinité devant laquelle s’agenouilleront jusqu’aux diables de Dis. “Père Mithral, ton marteau frappera et formera le monde nouveau, Mère Adamante, ton cœur aux mille facettes réchauffera les êtres de la Terre à la Lune, Esprit des Flammes, ton foyer ne s’éteindra que quand ta volonté sera faite. Ainsi sera-t-il.”

La foule ne riait plus. Ce que Jeanne avait accompli comme une simple évidence de sa foi avait attisé les haines au-delà de toute mesure. Des sifflets retentirent, ainsi que des insultes crasses et des allusions contraires à son honneur. “Mon Dieu, soutiens-moi dans cette épreuve comme tu as soutenu la flamme de la vie sous la montagne, aiguise ma lame renforce mon armure. Ainsi sera-t-il”. Sous les yeux des spectateurs toujours plus excités, la chemise de mailles de Jeanne ternie par le voyage et dégingandée par les coups répétés se reprisait, se reformait intacte, se polissait enfin jusqu’à refléter comme un miroir elfique la pâle lueur des mycettes de la voûte. Dans les gradins les cris d’horreur et les appels à mort fusaient de toutes parts.

Bran et Édouain étaient venus se poster aux côtés de Jeanne, guettant le moment où l’un de ces excités jetteraient depuis les gradins la première pierre. Mais le moment ne vint pas et les cris cessèrent quand parut à la loge, au-dessus de la porte, la silhouette bancroche du roi Pénombre. À ses côtés, la guenaude, qui tenait un enfant de sept ou huit ans, en larmes. Là-haut, depuis les remparts, la Guide se désintéressait ostensiblement du spectacle. Jeanne craignait le pire pour l’innocent et, bien sûr, le pire arriva. La guenaude le prit dans ses bras sans ménagement et lui colla sur le front le plus ignoble des baisers qui le fit hurler de douleur, des cris à déchirer les tympans des guerriers les plus endurcis. Quand elle eut fini, elle le reposa satisfaite et montra de son doigt crochu le troisième œil rouge sang qui était apparu sur le front de l’enfant. “Mes braves, mes mignons ! Voici qui permettra à toute cette arène de suivre votre descente dans ses moindres détails. Ne le perdez pas, surtout, ce serait regrettable, et pas seulement pour lui : nous serions dans l’obligation de vous déclarer mort et de refermer les portes derrière vous…”

La guenaude jeta l’enfant en pleurs au centre de l’arène. Jeanne se précipita pour le réconforter et lui demander son nom. “Robin”, parvint-il à articuler. “Robin, tu ne crains plus rien à nos côtés. Reste avec moi. Ne me lâche plus. Nous allons ressortir, tu verras. Tu vivras. Tu…” Elle n’eut pas le temps de terminer sa phrase : les portes s’ouvraient devant eux et les cris de la foule noyèrent ses paroles.

La descente vers le Nid s’annonçait délicate, le sol était inégal et recouvert d’une matière visqueuse, mobile, qui s’enroulait autour des chevilles et les obligeait à marcher en rangs serrés le long d’un chemin bien précis pour éviter d’être pris dans ces lianes animées. Alors qu’il progressait lentement à la lueur de la torche, Bran se jeta sur Jeanne et arrêta son pied juste au-dessus du sol. Sous celui-ci, une poche remplie d’un liquide épais couleur perle gonflait et s’amenuisait, comme sous l’effet d’une respiration, et dans cette mélasse pulsatile nageait une forme, qu’on devinait à peine : arachnéenne, grosse comme le poing. Jeanne remercia son compagnon. “Pas si vite, répondit-il. Nous n’y sommes pas encore”, et de sa torche il décrivit au sol un arc de cercle, qui révéla la présence d’une dizaine d’autre de ces poches au contenu inquiétant.

Prudemment, pas à pas, Bran les guida tout au long de cette galerie maudite, jusqu’à son aboutissement, une vaste concavité qu’occupait du sol au plafond un amas visqueux et grouillant qui se tortillait dans les ténèbres. À peine l’avaient-ils perçue qu’issus de la masse obscure des tentacules jaillissaient à leur rencontre, qui saisirent Bran et le soulevèrent du sol. Jeanne en laissa tomber sa torche, pétrifiée par la peur. Impuissante, incapable de reprendre le contrôle de ses muscles, elle ne put qu’agripper Robin et psalmodier une incantation. “Et quand je faillirai, tu me relèveras, car tu es l’Axe du monde et la Force de mon bras.” Edouain n’attendit pas la bénédiction du Tribunal pour se frayer un chemin dans la masse vers son camarade et tenter de le sortir de là. Mais Bran sans attendre, galvanisé par la prière de Jeanne, parvint à se dégager un bras et alla puiser dans son pourpoint la perle noire de la guenaude. Il écrasa la pierre sur la chitine qui lui enserrait la gorge. Entouré soudain d’une épaisse fumée noire et nauséabonde, le tentacule se désagrégea juste avant que les innombrables aiguillons qui en étaient sortis ne transpercent Bran. Enfin libre, il dégaina et se fendit pour chercher le cœur de l’amas. Son coup porta mieux que dans leurs espoirs les plus fous : le monstre se recroquevilla sous le choc. Enfin, ils pouvaient se mettre en ordre de bataille et, remis de leur surprise, affronter cette monstruosité à armes égales.

Poussant alors leur avantage, Jeanne revigorée fit parler la foudre. Un éclair jaillit, qui illumina toute la pièce et frappa en plein centre, permettant à Édouain de trancher encore quelques-uns de ces innombrables tentacules. Avisant l’un d’entre eux qui de nouveau s’enroulait autour de Bran, il dégagea d’autorité son camarade de ce mauvais pas. Mais il ne put rien pour en empêcher un autre de saisir Jeanne par la taille et de la soulever du sol sous les yeux de Robin transi de peur. Jeanne était trop faible pour s’échapper de cette étreinte, elle le sut dans l’instant. Alors elle dégagea son épée tant qu’il était temps, et frappa, et frappa encore, redoublant ses coups. Les aiguillons sortirent et Jeanne les vit s’enfoncer dans sa chair. Ses yeux se troublèrent un instant. Devant elle les silhouettes de ses compagnons s’agitaient. Ils luttaient, pied à pied, Édouain protégeant Bran, Bran multipliant les assauts, de plus en plus précis, de plus en plus près. Le poison lui brûlait les veines mais le Tribunal lui accorda la force d’y résister encore pour quelques instants, le temps d’un coup, juste un, un dernier coup peut-être.

Était-ce Bran ou Édouain qui administra le coup de grâce ? Jeanne ne voyait plus rien. Elle sentit seulement l’étreinte se relâcher et les aiguillons quitter sa chair meurtrie. Quand la vue lui revint, ses deux compagnons étaient là, près d’elle. Derrière eux, un cercle de lumière était apparu, derrière lequel la guenaude les appelait. Le bruit de milliers de pattes se mêlaient aux claquements des poches de liquide qui crevaient tout autour d’eux. “Je ne traînerai pas trop, si j’étais vous…” Jeanne empoigna Robin et tous sautèrent par le portail.