Tribunal — Session 4
Rossi avançait péniblement sur la lande au milieu des bruyères humides et des ajoncs griffus, ses sabots empesantis par une boue collante. Une odeur de tourbe flottait dans l’air, le jour déclinait déjà et Jeanne était moins que jamais certaine de mener ses amis dans la bonne direction. Le château Locabre, à deux jours de marche de Neuvaine, refusait obstinément d’apparaître à l’horizon. Était-elle allée trop loin, au point que le Tribunal ne guiderait plus ses pas ? Avait-elle déjà pénétré sur les terres du Roi Pénombre, dans l’En-dessous où régnaient l’ancien culte et le maudit Serpent ?
À ses côtés, Édouain, doucement balloté sur son fidèle Fagot, ne semblait pas douter d’elle, pas plus que Bran parti en éclaireur, qui les devançait d’une centaine de coudées et se figea soudain, accroupi derrière un bouquet de roseaux. Il pointait du doigt le haut de la crête rocheuse qu’ils longeaient à main droite, où trois silhouettes cuirassées et leurs montures aux allures de loup accomplissaient leur patrouille attentive. Jeanne lâcha les rênes de Rossi et dégaina son arme en silence, les doigts crispés sur la balance qui pendait à son cou. Elle voulut se concerter avec Édouain mais les trois silhouettes ne leur en laissèrent pas le temps ; à peine les avaient-ils repérés qu’ils dévalaient la pente, leur lances en avant, poussant des cris à glacer la lande. Des hobgobelins, puissants et bien armés, dangereux, rapides, dont les worgs reniflaient déjà l’odeur du sang frais.
Édouain piqua Fagot sans réfléchir et jaillit comme une flèche à leur rencontre pour éviter un débordement, tandis que Bran profitait de son couvert et du peu de temps qu’il lui restait avant l’impact pour encorder son arc. Jeanne, crispée, était à la traîne. Deux de leurs adversaires se précipitaient sur Édouain, le troisième avait viré en direction de Bran qui l’ajusta d’une flèches sans parvenir à l’arrêter. L’énorme loup poursuivait sa course folle, les babines écumantes. Une prière. Le Tribunal ne l’abandonnerait pas, pas aujourd’hui, pas sur cette terre impie : alors que le worg allait sauter sur Bran, les fils immatériels d’une balance le saisirent à la gorge. Son cavalier fut propulsé en avant, tête la première dans les bruyères. La bête était morte. Bien. Bran finirait le travail. Il fallait à présent venir au secours d’Édouain.
De secours, Sire Édouain n’avait guère besoin en réalité. Excellent cavalier, il avait su stopper la charge des deux Worgs et même préservé Fagot de leurs griffes et de leur mâchoire par une volte habile, suivie d’une contre-volte qui les avait placés en fâcheuse posture. Sentant s’enfuir leur avantage, l’un d’eux rompit et fonça vers Jeanne esseulée. Elle se posta en position défensive afin de laisser le temps à Bran de la rejoindre. Les pieds bien campés, bouclier en avant, elle encaissa la charge du mieux qu’elle put, sonnée, mais toujours debout. Si sa riposte portait, elle pourrait s’en sortir. Elle manqua, d’un fil.
Bran ! Où était-il ? Son adversaire au sol s’était montré retors. Remis sur pied juste à temps, crachant du sang à chacun de ses cris sourds, il refusait de lui céder le moindre pouce. Souple et leste, Bran évitait le vicieux poignard du hobgobelin mais il ne parvenait pas à trouver la faille dans cette armure bien ajustée. Il fallait faire vite. Jeanne faiblissait. Un coup, puis un autre, qu’elle manqua de parer. Bran la vit mettre un genou à terre, avant de se relever juste avant que les crocs du Worg ne se plantent dans son cou. Une feinte, enfin, fonctionna. La rapière de Bran glissa entre deux plaques pour venir percer l’abdomen de son ennemi qui s’écroula. Il courut vers Jeanne mais il était trop loin. Jamais il n’arriverait à temps. Le Worg et son cavalier la taillerait en pièces.
Pour Édouain, un vœu de protection ne se prend pas à la légère. Il l’engage, quoi qu’il en coûte. Ne parvenant lui non plus à se défaire de son adversaire, il rompit et fila au secours de Jeanne, au péril de sa vie, déviant de justesse le cimeterre qui voulait punir sa retraite. La dizaine de coudées qui le séparait de Jeanne lui suffit, il gagna en vitesse et empala le cavalier adverse alors qu’il armait son bras pour achever la jeune fille. Le hobgobelin glissa de sa selle et s’écroula lourdement avant de s’enfoncer dans la tourbière. Le combat changeait d’âme. Face aux trois compagnons à présent résolus de l’emporter, le dernier cavalier ne pouvait plus rien, il périt à son tour. Les deux Worgs encore vivants ainsi privés de leur maître ne voulurent pas tenter le diable et s’enfuirent vers le couchant. Jeanne, les yeux troubles, voulut dans un moment de rage qui ne lui ressemblait pas les tirer comme des lapins. Elle manqua. Peu importait. Le Tribunal ne s’exprime pas que par ses mains, ce que la rencontre venait de démontrer. Bran de la Malepeyre et Édouain, l’Invincible, étaient tout aussi bien qu’elles les instruments de Sa Volonté.
Une nuit passa à la belle étoile, puis une deuxième, et ce n’est qu’au crépuscule du troisième jour que le fort apparut. Depuis quelques heures, les oiseaux faisaient silence. La terre s’était tue, le vent lui-même retenait son souffle. Devant eux, les hauts murs du fort noirs de suie formaient une tache d’encre sur un fond de montagne. Âme qui vive. Et quand Jeanne héla la garde, au pied des contreforts, c’est la mort qui apparut. Enveloppé d’une armure de l’Empire défunt, sa lanterne incapable de percer les ténèbres au-delà du seuil, cet homme, ce cadavre arborait une grimace à leur glacer les sangs. Jeanne s’avança à sa rencontre. “Nous demandons l’hospitalité du fort et souhaiterions nous entretenir avec le roi Pénombre. Nous lui apportons des nouvelles de Neuvaine.”
Le légionnaire, surpris par tant de politesse, les invita à le suivre à l’intérieur. Dans la cour semblait rugir encore l’incendie séculaire qui avait provoqué la chute de ce bastion du serpent, les pierres rougeoyantes, les poutres roussies, l’atmosphère surtout, saturée de l’odeur des chairs rôties par les flammes. Jeanne demanda du fourrage et de l’eau pour Fagot et Rossi dont elle flattait l’encolure, une requête accueillie par un rire d’outre-tombe. “Je vous conduis au Calciné. Ne le faites pas attendre. C’est lui qui décidera. Soit vous descendrez jusqu’au roi. Soit vous mourrez.”
Sans doute était-il naïf, de la part de Jeanne, de s’attendre à ce que le roi Pénombre les accueille à bras ouverts, se dit-elle devant le visage coupé en deux du Calciné, moitié cadavre, moitié charbon ardent. “Que voulez-vous au roi Pénombre ? Édouain avança d’un pas. Le Calciné observait ses armes. — Le Naga de Neuvaine est mort. C’est lui qui nous envoie. Il soupçonnait une machination qui raviverait les tensions entre notre monde et l’En-bas. — Allons. Le Naga ? Une machinaton ? Et d’ou viendrait-elle ? — Des landes Sorcières.” Le Calciné ne répondit pas. Il avançait vers Édouain, d’un pas lent comme la mort. — Quel est ton nom ? — Sire Édouain de Vilemore, sénéchal de Neuvaine. — Vilemore ? J’ai connu un Vilemore. Il s’est battu à mes côtés. Avant qu’Édouain ne réponde, il posa sa main sur son épaule. Jeanne lut immédiatement sur son visage l’indicible souffrance qui traversait son compagnon. Mais Édouain n’émit pas le moindre murmure. — Lâchez-le ! tenta-t-elle. Gardez-moi ici si vous le souhaitez, mais menez mes camarades au roi Pénombre. Le Calciné étira ses doigts et retira sa main, d’un geste plus lent encore que son pas. Sous sa paume, les mailles de la chemise d’Édouain étaient incandescentes. — Ce ne sera pas nécessaire. Allons.
Le Calciné les mena au travers du fort jusqu’au vieux temple du Serpent, où un escalier descendait vers l’En-Bas. “Descendez, puis continuez. Vous ne pourrez pas vous trompez, croyez-moi, même si vous pourriez vous perdre.” En bas des marches, l’idée même de lumière était devenue lointaine. La faible lueur de leurs lanternes peinait à éclairer leurs pieds. Une femme les attendait, un corps de liane, le visage voilé, grande autant que la nuée de ses serviteurs difformes était nombreuse. Elle leur servirait de guide à partir de ce point, ce qui n’avait pas l’heur de la réjouir. Le guide : le Naga de Neuvaine les avait prévenus, ils le rencontreraient. Était-ce cette créature ? Et le Reflet, qu’il avait évoqué aussi, qui était-ce ?
Le trajet fut long, éprouvant et sans repos. Bran, dont les talents de fourrageur avaient fait des merveilles dans la lande, parvint à peine à glaner quelques gouttes d’une humidité fétide et collante sur les parois cyclopéennes de ces galeries sans terme, dont nul mortel n’aurait su dire l’origine. En guise de nourriture, quelques scolopendres gras et des champignons aigres qui leur tordait les boyaux. Leurs rations de Neuvaine s’amenuisaient, comme l’espoir d’un confortable retour. Mais il n’était pas temps de penser à revenir. Ils marchèrent.
Au bout des galeries s’ouvraient l’enceinte d’une caverne immense, au fond de laquelle le château Locabre avait hissé ses tours d’obsidienne. Sa silhouette se découpait nette dans la clarté luciférine des innombrables mycettes collées au paroi, tel un néant avide ôté à a matière même d’un foyer qui s’éteint. Le peu de souffle qui restait à Jeanne s’épuisa dans sa gorge. Cet endroit n’avait jamais connu la lumière du Tribunal, pourtant l’En-Bas brillait de mille beautés démoniaques. Tenant Bran à main gauche, Édouain par le bras, elle franchit le seuil de ce palais de Pénombre.
Le Roi les attendait sur son trône colossal, géant hideux comme un troll, bancroche et plus noueux que les sarments d’un roncier diluvien. Son visage était d’une si répugnante laideur que ses propres yeux semblaient vouloir en déguerpir. De sa voix cave, il exigea que se présentent les trois audacieux qui se tenaient devant lui. Quand vint le tour de Jeanne, il pointa d’un ongle infect la balance à son cou. “Ce symbole… Tu es celle qu’on prétend l’envoyée de ce faux Dieu, n’est-ce pas ? — Les rumeurs empoisonnent même l’En-Bas, Sire. Je ne suis pas l’envoyée du Tribunal, je suis son humble servante. Le rire qui l’agita aurait retourné l’estomac d’un porc. — Sa servante ! Formidable ! Eh bien, servons ! Le conseil allait siéger, justement.” Hissant sa carcasse, il saisit le marteau titanesque posé à ses côtés et le traîna par le manche jusqu’à une porte monumentale, au fond du grand hall. Seul un être de sa stature avait assez de force pour en manier les battants, qui s’ouvrirent sur une table ronde taillée dans la pierre et ciselée d’arabesques impies. La Guide s’installa la première, suivie d’un Elfe gris d’une élégance perverse. Quand Jeanne, Édouain et Bran furent assis à leur tour, il ne restait qu’une place. Comme sorti du mur, un Naga brun et vert y rampa bientôt, avant de leur présenter toutes les dents d’un sourire diabolique. Le Reflet était là.