Au fracas des armes succédaient les plaintes des mourants. Malgré leur défaite, les gobelins avaient prélevé un bien lourd tribut. Tout autour d’elle, des plaies, des membres, des corps entiers. Jeanne, le sang au joue, les tempes battantes, laissa tomber son arme. D’un coup de dent, elle déchira sa manche en une fine lanière puis s’agenouilla vers le premier blessé, juste sous ses yeux, dont elle pansa la cuisse lacérée avant de passer au suivant. Et quand le tissu vint à manquer, le Tribunal le suppléa et accorda à Jeanne la grâce de sauver un ultime agonisant dont la mort s’emparait déjà.

Pendant que la foule des dévôts observait Jeanne en silence, Édouain et Bran préparaient l’avenir. Qui avait attaqué ? Comment ? Repérant un gobelin qui crachait encore sa bile, Édouain l’empoigna et lui promit la vie sauve s’il consentait à parler. C’est ainsi qu’il apprit le nom du clan de ces assaillants mercenaires, les Marcheruines, et surtout celui de leur commanditaire : Exataris le Noir, un terrible dragon réputé mort depuis plus de cinquante ans ! Fidèle à sa parole, Édouain laissa le gobelin filer par la poterne ouverte. “Je ne t’oublierai pas, rosâtre !” lança-t-il à destination du banneret magnanime, une fois à bonne distance, sans que ce dernier puisse déterminer s’il s’agissait d’une menace ou d’un ex-voto. Avant qu’il ait eu le temps de trancher, Azéline, capitaine de la garde du Naga, l’appela depuis le rempart. Le Naga voulait le voir sans attendre. Il fila.

Dans le palais, la scène était pire encore qu’aux pieds de la muraille. La garde rapprochée de Kalinaïa avait été massacrée. Elle avait toutefois chèrement vendu sa peau : autour des glorieux défunts abondaient les cadavres. Des hobgobelins surtout, signalant à l’œil attentif que les Marcheruines étaient toute une host gobelinoïde, plutôt qu’un simple clan gobelin. Des drakes, également ; une présence plus surprenante. Les assaillants avaient pillé les trésors sacrés du lieu, sans doute leur objectif principal. L’épée sainte avait disparu, tout comme les dents du dragon, les reliques de la bataille mythologique qui ancra la ville en ces lieux. Près de son estrade, le Naga gisait, brûlé par l’acide. Il appela Édouain afin qu’il recueille son dernier souffle et lui promette de veiller sur Neuvaine en son absence. Il craignait toujours que la foi du Tribunal ne vienne balayer les vieilles traditions. Édouain s’inclina, avant de porter la dépouille de cet être divin jusque sur l’autel de dévotion. Il reviendrait, bien sûr. Mais quand ? Le premier âge était bien loin durant lequel les puissances du Serpent ressuscitaient en quelques jours…

Les craintes du Naga étaient sûrement fondées. En ville, Tessilina la hiérophante n’avait pas perdu de temps. À la tête de la faction la pus ardente de la foi du Tribunal, elle profitait de l’agitation pour avancer ses pions. Juchée sur l’échafaud face à la poterne, elle haranguait la foule pour la gagner à sa cause. L’attaque n’était-elle pas un signe indubitable ? La punition que la ville de Neuvaine avait entraîné d’elle-même pour s’être vautrée dans le culte païen du Serpent ? Jeanne ne put la laisser continuer ainsi. Elle fendit l’assistance et fit porter sa voix. “Qui punit, qui élève ? — Le Tribunal ! cria la foule en coeur. — Qui seul transmet sa magie à ses fidèles ? — Le Tribunal ! hurla-t-elle de nouveau, sa ferveur redoublée. — Qui m’accorde le pouvoir de frapper comme l’éclair et soigner les mourants ? — Le Tribunal ! La foule devenait extatique. — Qui permet au Naga de dispenser ses bienfaits millénaires ? Silence assourdissant. Tissalina, qui jusque-là jubilait, jeta son regard noir en direction de Jeanne, qui reprit, seule, du plus fort qu’elle le put : — Le Tribunal ! Qui d’autre, mes frères, mes sœurs ? Qui d’autre le pourrait ? Il n’y a qu’une seule Puissance et Celle-ci a décidé que le Naga faisait partie de Ses plans. Qui osera s’opposer ? Je suis la fille d’un forgeron, je ne prétends pas comprendre. Les voies de la Justice ne me sont pas toujours claires. Mais j’ai foi en Elle. Je suis Son humble servante. De toutes mes forces je poursuivrai Ses fins et j’assurerai Son ordre. À Neuvaine comme ailleurs. Le culte du Naga est ici à sa place et il y restera.” Tissalina s’apprêtait à répliquer quand la rumeur enfla, gonfla jusqu’à couvrir toute réponse possible. Emportée par le discours de Jeanne, la foule scandait son nom. La bataille était perdue pour la hiérophante, mais certainement pas la guerre. Elle se fraya un chemin jusqu’à Jeanne pour le lui signifier. “A quel jeu jouez-vous ? Le Tribunal a besoin de vous et vous vous dérobez à votre devoir ! La réponse de Jeanne cingla comme une gifle. — Parlant de devoir, où étiez-vous lors de l’attaque, ma sœur ? Je ne vous ai pas vu sur les remparts.” Tissalina ne traita pas Jeanne de rosâtre, mais une chose était sûre : elle non plus n’oublierait pas.

Le lendemain, la prévoste Galindan organisa un concile à l’hôtel de Ville où les trois camarades étaient conviés. Il s’agissait de décider de la marche à suivre en l’absence du Naga. Qui dirigerait la ville ? Comment maintenir l’ordre ? Jeanne ne tarda pas à proposer qu’un Conseil s’organise, une voix pour chaque faction, avec droit de veto. Ainsi chacune pourra bloquer toute décision qui ne lui conviendrait pas. Lausius pour la noblesse, Galindan pour les marchands, Séverin pour les savants, enfin Derenmor pour le Tribunal et Azéline pour le culte du Serpent. En retour, les cinq ainsi nommés par les nouvelles gloires proposèrent de conférer à Bran, Édouain et Jeanne le titre de sénéchaux, qu’ils acceptèrent. En tant que tels, leur première besogne ne tarderait pas : durant la nuit, les hommes chargés d’évacuer hors les murs les corps des ennemis avaient été retrouvés morts, comme lacérés à coups de becs et d’ergots. Autour des cadavres, quelques plumes, d’un noir corbeau…