Tribunal — Session 2
Toute gluante du sang de la bête et le coeur étreint par le chagrin, Jeanne voulut s’occuper de son ami défunt séance tenante, mais sire Édouain la persuada de fouiller cette mine de fond en comble avant toute chose : le mal pouvait encore y roder. Convaincue, Jeanne se tourna d’abord vers les inscriptions inquiétantes sur les parois des galeries et de la salle qui servait d’antre au chien bicéphale. Un alphabet inconnu, inquiétant, tout en angles, qui ne lui dit rien qui vaille. Elle mémorisa du mieux qu’elle put la suite de symboles qui revenait le plus souvent, la traçant du doigt dans les airs. De son côté Édouain finit par identifier, dans le monceau de cadavres qui servait de garde-manger au monstre, le corps du premier d’entre eux, le seul qui n’était pas mort d’un coup de dents : un jeune mineur, égorgé. Un sacrifice humain. Une conjuration diabolique. Une bête venue d’ailleurs, de l’En dessous, peut-être même de la Plaie. Ils s’enfoncèrent plus profondément.
Au fond du dédale coulait une rivière souterraine, large et bruyante, et de celle-ci un îlot émergeait, sur lequel Jeanne et Édouain le virent : le seul qui avait su fuir. Un homme efflanqué, rongé par la faim, avait échappé aux crocs des chiens en mettant entre lui et eux cette eau vive et claire. Le pauvre n’avait plus même la force de la refranchir. Il leur fit de grands gestes et leur lança une corde grâce à laquelle Édouain le tracta jusqu’à la rive, grelottant de froid et d’inanition. Il s’appelait Bran. Jeanne voulut savoir s’il appartenait à la patrouille que le sénéchal avait envoyé ici avant eux. Il acquiesça sans empressement. Ils le nourrirent et le régalèrent d’une rasade de vin de treille avant de sortir enfin de cette mine maudite, à trois, comme ils y étaient entrés, mais cette fois lestés du corps et du souvenir du défunt Ivellios.
Jeanne accrocha les deux têtes prélevées sur le cadavre du Cerbère aux sacoches de Rossi, sa fidèle mule, et les trois camarades prirent la direction de la forêt la plus proche. Pour un elfe, ce serait un bon lieu où reposer. La cérémonie fut sobre et triste, au bout de laquelle Jeanne, par la grâce du Tribunal, fit pousser quelques fleurs sur la terre retournée. C’est là qu’une petite voix pincée se fit entendre, dans la futaie. Un dragonnet qui les observait depuis longtemps et venait leur proposer de partager le goûter de la baronne Felta, une invitation qui ne se refusait pas, précisa-t-il. Édouain confirma d’un regard l’intuition de Jeanne : de baronne mortelle, il n’y avait point en ces bois. Ils venaient de pénétrer sur des terres féériques. Mieux valait obéir, et advienne que pourra.
Le goûter de Fellta se déroulait plutôt bien. Bran, Jeanne et Édouain évitaient les impairs. Ils obtinrent même de la dryade de précieux renseignements. Il y a quelques temps, un change-forme était passé en ces bois, venu des Landes Sorcières. C’est après son passage qu’elle avait ressenti, dans la direction de la mine, une puissante magie, qui pouvait correspondre à la conjuration soupçonnée. Jeanne était satisfaite et voulut s’en aller mais Fellta les retint. Ils n’allaient tout de même pas rater le concours d’éloquence ! C’était le clou de sa collation ! Remfred le satyre se préparait déjà et le thème avait été tiré : la couleur du chant des grenouilles en automne ! Alors, pris d’un élan de courage caractéristique, Édouain se leva parmi les fées et, inspirée par la jeune sainte du Tribunal qui avait bouleversé sa vie, puisa en sa mémoire la plus belle des histoires. Tout le sabbat des fées l’écouta transi, les yeux écarquillés. Des larmes coulèrent jusqu’au point final. Remfred, terrassé, ne voulut pas même relever le gant : rageur, il abandonna son titre de maître d’éloquence au profit de Sire Édouain. Le territoire de Fellta, dryade de la forêt, leur serait toujours ouvert. Ils purent partir contents.
Quand les deux têtes du chien roulèrent sur son bureau, le sénéchal poussa un cri. C’était donc ça qui avait décimé tout le village d’Otros. Jeanne confirma, et l’informa que, de la patrouille précédente, ne restait plus que Bran, ici présent. Un léger malaise s’installa dans la pièce, qu’elle ne détecta pas. Bran pour le dissiper précisa qu’il était éclaireur et rarement présent en ville. Sûrement était-ce pour cela que le sénéchal ne l’avait pas immédiatement reconnu. Bien sûr, répondit-il. Il était, selon ses mots, ravi de le revoir vivant. Mais le temps manquait pour organiser des fêtes de retrouvailles. Le Naga avait exigé de les voir au plus vite, il ne fallait pas le faire attendre. Toute la ville devait son existence à cette créature serpentine qui la couvrait de ses bienfaits depuis deux millénaires. Sa seule existence posait au Tribunal un défi conséquent : une indéniable preuve matérielle de la puissance de l’ancienne foi. Pour Jeanne, cependant, les choses étaient plus simples. Le Naga était un saint du Tribunal, même s’il ne le savait pas. Comme les fées, les elfes et les fantômes du pays blême. Tous soumis à la puissance du Tribunal et à l’ordre divin. Elle n’avait pas assez étudié les matières spirituelles pour aller bien au-delà de ce raisonnement.
C’est donc un genou à terre qu’elle se présenta au Naga. Il avait lui-même entendu parler d’elle et voulait la solliciter pour deux choses. La première, c’était d’aller un peu plus loin dans son enquête sur cette conjuration. En apparence, tout portait la signature du roi Pénombre, le géant difforme, son vieil ennemi des profondeurs. Mais en apparence seulement, puisque Jeanne et ses camarades avaient pu déterminer que l’origine était ailleurs. Quelque chose le troublait. Ce visiteur issu des Landes Sorcières, qui était-il ? Pourquoi chercherait-il à raviver l’antagonisme ancestral entre Pénombre et le Naga ? Il fallait en savoir plus, ce que jurèrent les trois camarades. La deuxième était plus spirituelle. Jeanne avait encore pris de l’ascendant sur les pieux du Tribunal en revenant encore intouchée à Neuvaine, haut lieu du culte du Serpent, et chargée des deux têtes de la bête. Son influence devenait conséquente et le Naga souhaitait qu’elle en tire profit pour que les deux fois, l’ancienne et la nouvelle, cohabitent paisiblement. Jeanne accepta, bien sûr. Dans son coeur, ces fois étaient les mêmes. La foi du Tribunal, laquelle admettait bien des saints.
Avant le soir et le dîner qu’un notable nommé Lausus avait organisé en leur honneur, les trois compagnons vaguèrent chacun à leurs affaires. Jeanne visita la ladrerie où elle aida à panser quelques plaies. Elle s’y renseigna aussi sur un certain Mestre Séverin, grand mage de Neuvaine, qui voulut bien la recevoir avec Édouain. Du mage, ils apprirent un détails crucial : le lieu par lequel le visiteur des Landes sorcières était passé pour pénétrer en leur monde. Pendant ce temps, Bran allait rendre visite à un certain Père Louis, “pour affaires”. Jeanne ignorait bien sûr que père Louis était un fameux contrebandier à la solde de la Malepeyre, la bande de brigands de Tortetrogne le Vilain.
Le soir venu, c’est vêtue d’une simple robe de lin qu’elle se présenta chez Lausus avec ses camarades, eux-mêmes en costumes fins. Mais avant qu’ils aient franchi le seuil de la villa, la cloche de la ville retentit. Une fumée inquiétante s’élevait en direction des remparts, de partout, des soldats accouraient. Une attaque ! Jeanne se hissa sur un chariot et s’adressa à la foule des guerriers qui passaient par l’avenue. “À moi ! Une arme ! Un bouclier !” Son vœu fut rapidement exaucé. Elle se saisit du pavois et de l’épée qu’on lui tendait et, avant de s’en armer, grava dans le cuir, à la hâte, en trois entailles, le symbole du Tribunal au centre du bouclier. Plus bas dans la rue, aux pieds des remparts, le combat faisait rage. Une horde gobelinoïde avait passé les portes, aidées par quelques malandrins des Guêtres rouges. La garde était impuissante, surprise et désorganisée. Jeanne hurla quelques ordres et organisa la contre-attaque. D’un geste, elle bénit Bran avant de l’envoyer sur les remparts d’où il devrait viser le chef de la horde ainsi que son porte-étendard. Bran disparut dans l’instant. Edouain de son côté avait commencé à se frayer un chemin sanglant au milieu d’adversaires en grand nombre. Elle pria le tribunal de protéger son compagnon et courut à sa suite.
Dos à dos, les deux amis luttèrent de longues minutes contre la marée, mais les traits décisifs de Bran ne venaient pas. Trahison ? Le mot lui traversa l’esprit mais Jeanne le repoussa, comme elle repoussait les assauts des gobelins. Jusqu’à ce que l’un d’eux trouve la faille et lui perce le flanc. Elle tituba et manqua de perdre espoir, quand venue des cieux, une flèche trouva son chemin jusqu’à la gorge de l’étendard. Un cri s’éleva parmi les défenseurs qui reprirent courage et combattirent de plus belle. La bataille changeait d’âme. Édouain avait trouvé son chemin jusqu’au chef hirsute, Jeanne derrière lui, qu’il protégeait du mieux qu’il le pouvait tandis qu’elle s’efforçait de maintenir l’espoir en vie. Mais le chef était habile et vicieux, il se faufila jusqu’à elle et par quelques assauts rapides l’accula aux pieds des remparts. Et c’est là, alors qu’elle croyait se dernière heure venue, qu’elle vit luire la rapière. Depuis les remparts, Bran avait sauté droit sur le chef, qu’il empala d’un trait avant d’achever dans le même geste son dernier garde du corps. Il ne l’aurait jamais trahie, bien sûr. Comment avait-elle pu en douter ? Une vie pour une vie.
La mort du chef ne brisa pas l’assaut comme elle aurait dû, mais la reprise en main de la défense par nos trois compagnons suffit à garantir de nouveau la sécurité de Neuvaine. Les gobelins étaient vaincus, mais personne n’était rassuré pour autant. Qui les avait fait entrer ? Comment s’étaient-ils approchés sans être vus ? La magie protectrice du Naga avait-elle faiblit ? Tant de questions restaient en suspens…