Longue Lamentation Mécanique
Les traducteurs et -trices travaillent avec DeepL depuis 2016. Ce sont en réalité les premiers usagers de l’outil LLM, ils le connaissent déjà très bien. En particulier, ils en connaissent les limites. Ils savent que, pour l’instant, l’IA n’a pas du tout révolutionné le travail de traduction, il l’aide tout au plus de temps en temps. Ils savent que l’output “brut” de l’IA est mauvais, plus mauvais qu’eux, et que le work flow “trad IA => post-édition” ne représente aucun gain de temps ni de qualité, seulement un transfert du bénéfice du traducteur au client, contre une perte de qualité. Donc pour l’instant le changement c’est des trads moins bonnes, des consommateurs moins bien servis, des entreprises plus riches et des traducteurs plus pauvres.
C’est bien sûr là l’équations statistique, moyenne. Évidemment, il y a des domaines où ce workflow est à son optimum, où il n’est pas trop mauvais pour gros gain de temps. Les traducteurs, qui ne sont pas tous des idiots technophobes incompétents faut pas croire, ont le plus souvent identifié ces domaines et mis à profit ce nouvel outil dans ce cadre. Tout ça pour dire, ce serait pas mal de ne pas trop les comparer aux cochers en grève ou aux marchands de chandelles pétitionnaires de Basquiat qu’ont rien compris ma pov’ dame, faut changer voilà tout. Ils changent. Ils s’appauvrissent, aussi, et les textes avec. Je conçois qu’on se fiche pas mal de leur sort, to each his cross, man, je me soucie sûrement trop peu du sort de plein de gens, mais on peut avoir en revanche une posture de client exigeant, c’est pas interdit, et demander des textes au moins aussi bons qu’avant. Aussi clairs, utiles, informatifs, précis, bien tournés, pour ne parler que de traduction pragmatique technique. C’est complètement aux consommateurs, client final, de décider ça. Pas à la main invisible du progrès.
Et puis on peut passer à la suite : quand est-ce que ça devient vraiment important, une traduction de qualité ? Parce que, oui, il y a sûrement un espace pour la traduction IA, comme il y en a pour d’autres LLM, par exemple pour tout ce qui ne serait pas traduit sans elle, pour des usages personnels, quelque chose qui facilite un peu la vie quand on ne parle pas la langue de son pays de résidence ou de transit. Mais ça, ce ne sont pas des textes, pas des trucs destinés à rester, à perdurer, à être lus et relus et sur lesquels on se fonde. Parce que, sans même parler traduction littéraire qui, contrairement à ce qu’on croit, ne concerne pas du tout (et même pas tellement) la littérature, mais les “œuvres de l’esprit” en général, livres, jeux, jeux vidéos, films, articles de presse, tout ce que vous voulez, sans parler de ça, donc, est-ce que par exemple nos textes de lois communautaires ne mériteraient pas d’être correctement rédigés ? Nos contrats ? Nos décisions de justice ? Nos interrogatoires devant monsieur le commissaire qui ne comprend pas un traître de mot de ce qu’on dit mais qui voudrait vraiment savoir ce qu’on fait avec un livre interdit sur son territoire ?
Je vois quand même pas mal de cas où, progrès ou pas, changement ou pas, je préférerais quant à moi qu’on continue de considérer les langues comme un matériau qui nécessite bien souvent, surtout quand ça compte, un cerveau humain pour être parfaitement compris, parce que c’est un outil humain, inventé par des humains, utilisé par des humains, pour des humains, et que si je veux bien admettre que nous pourrions inventer un jour la machine qui se hisse à notre hauteur en ce domaine, je vous garantis qu’elle n’est pas encore là, et que si nous adoptons par anticipation de cet outil parfait futur l’outil fruste et brutal dont nous disposons actuellement, ces LLM qui précisément ne sont pas conçus pour la précision, mais pour le slop, le remplissage, l’àpeuprisme m’as-tu-vu, eh bah on ne se prépare pas vraiment des lendemains qui chantent, si vous voulez mon avis.
Quant aux domaines artistiques ou intellectuels, à ces fameuses œuvres de l’esprit au nom un peu pompeux je vous l’accorde mais qu’on a qu’à baptiser “produits de l’expérience humaine” pour faire moins crâneur, je crois encore fermement que la meilleure analyse possible de l’IA, c’est de la regarder droit dans les yeux et de la juger sur pièce, pour ce qu’elle fait, d’aller chercher les émotions qu’elle déclenche, les idées qu’elle convoie, les sentiments qu’elle remue en nous, et de constater alors que c’est de la merde. Du mauvais pâté. Pas besoin d’aller plus loin. Se satisfaire des productions d’IA (actuelles) dans une œuvre de l’esprit, c’est renoncer au goût, tout simplement. C’est manger dans le caniveau et jurer que c’est bon. Jurer, notez. Pas trouver. Se dire que. Oublier ce qu’on voit. Fermer les yeux et déglutir.
(Je laisse certes de côté d’éventuelles tentatives authentiques d’expression par un medium qui l’interdit a priori, qui pour cela mettrait précisément en exergue son artificialité, son caractère inauthentique et dérangeant comme aura pu le faire par exemple le brutalisme en architecture. Les quelques artistes audacieux qui oseront s’aventurer sur cette ligne me pardonneront, précisément parce que c’est exactement cette réaction qu’ils attendront et appelleront.)