Imaginez que vous êtes ce traître. Ce traître, c’est vous. C’est vous qui l’incarnez. Vous rentrez chez vous après une bonne journée de traîtrise, et là, chez vous : le grand méchant. Qui menace votre enfant, parce qu’il est au courant que, durant votre bonne journée de traîtrise, vous l’avez trahi ou, plus exactement, vous avez tenté d’arrêter de trahir pour son compte. Vous le savez prêt à tout. Il menace votre enfant. Quelle serait votre réaction ? Serait-elle la même que celle que la fiction a choisi de mettre en scène ?

Penser à cette question peut être désagréable. Se mettre dans la peau de ce traître, c’est se voir projeté dans une situation où la vie de notre enfant est en jeu et dépend de nous au moins en partie en un sens très concret. C’est dur. C’est déchirant. Tout le monde ne veut pas ça dans ses loisirs, encore moins en vrai1. Mais bien sûr, c’est une fiction, me fera-t-on remarquer. Ce n’est pas « en vrai ». On doit pouvoir imaginer toutes ces choses sans s’y sentir personnellement impliqué. On doit pouvoir imaginer les réactions du traître sans pour autant les faire siennes.

Supposons. Et demandons-nous : que ferions-nous dans cette situation ? Je vais suggérer ici que nous ferions à peu près la même chose que dans la fiction en question, c’est-à-dire rien. Agir serait trop risqué. Nous écouterons le grand méchant déballer son monologue, priant qu’il se contente de menaces. Peut-être prendrions-nous l’enfant dans nos bras. Ou nous pourrions suggérer au grand méchant de s’en prendre à nous plutôt qu’à l’enfant. Ce genre de choses, qui ne changeront pas fondamentalement la scène, puisque le grand méchant s’en ira sans mettre sa menace à exécution. C’est néanmoins l’occasion de montrer l’intériorité du traître. S’il propose au grand méchant de le tuer lui à la place, il est courageux ou, du moins, très aimant. De même s’il protège l’enfant de son corps. S’il le prend dans ses bras, il est prévenant, attentif2. Mais rien de tout ça ne changera l’issue.

Pour le faire bref : dans le partage d’autorité que nous avons vu plus haut, j’aurais bien sûr toute autorité sur les sentiments, les émotions du traître, mais à la fin de la scène, le grand méchant repartira bien persuadé d’avoir remis le traître dans le droit chemin : le sien. Et, de fait, le traitre aura compris que la traîtrise, c’est pour la vie. Son sort sera scellé. Il n’aura plus ensuite la possibilité d’agir selon sa volonté. Il ne sera plus qu’un moyen au service du grand méchant. Il n’aura plus choix. Il aura abdiqué toute autorité sur la suite du déroulement de la fiction. Pour cette scène (et probablement pour une bonne partie de la suite), ce personnage était un PNJ. Il pouvait ajouter çà et là de la couleur, des émotions, à la manière d’un acteur ou d’un décorateur, mais pour le reste, il a regardé la scène se dérouler presque sans lui.

Plus tôt dans la journée, ce traître avait voulu prendre son destin en main. Il avait voulu être l’agent dans cette histoire, la réécrire à sa main. Il aurait voulu se débarrasser de cette emprise, mais il s’est aperçu dans cette scène qu’il ne le pouvait plus, tout simplement3. Il doit maintenant continuer à faire ce que le grand méchant lui ordonnera. Il doit rester un moyen aux mains du grand méchant. Jusqu’à peut-être le salut ? Pas dans cette fiction-là.

Dans un jeu de rôle, peut-être. Si le traître n’était pas le PNJ qu’il est dans cette fiction, si un joueur incarnait ce traître qui se trouvait dans cette fâcheuse posture, bien sûr qu’il chercherait par la suite le moyen de ne plus l’être. Pourquoi ? Parce que le joueur l’incarnerait, qu’il réfléchirait pour lui, ressentirait, et qu’il serait hors de question de rester dans cette situation4. Parce que, à la supposition faite plus haut selon laquelle il serait possible d’imaginer cette situation sans s’y impliquer du tout, le rôliste répondra : en un sens oui, en un sens non. Bien sûr que c’est une fiction, et le rôliste sait faire la différence comme tout le monde entre fiction et réalité. Oui. Mais il sait aussi, il sent, souvent, l’empathie qu’on éprouve pour le personnage qu’on incarne, notre facilité à ressentir, peut-être pas les mêmes choses que ce personnage, mais au moins leur écho en nous. Non.

Il vous arrive parfois la même chose devant une fiction classique. Vous tremblez pour les protagonistes. Vous avez peur pour eux. Vous pleurez pour eux. Quand Cyrano lit sa dernière lettre à Roxane, vous trouvez ça très émouvant, très triste (et la plaisir que vous en tirez a quelque chose de paradoxal, et ce plaisir-là, ce plaisir mystérieux est, je crois, au cœur de notre affaire). Quand le phtisique déclame à l’assemblée devant le prince Mychkine son désir de mourir, vous avez pitié de lui. Personne ne voudrait qu’ET se retrouve aux mains des scientifiques. Et alors, ce traître ? Qu’éprouvez-vous pour lui ? Pas grand-chose. Ce n’est pas un protagoniste, on l’aperçoit à peine, on le méprise un peu. Pire : on sent bien que la passivité du traître est nécessaire, nécessaire à l’histoire. Si le traître ne trahissait plus, le grand méchant ne pourrait plus grand-méchanter et tout ça s’arrêterait. L’histoire exige du traître qu’il trahisse encore, nous le savons. C’est d’ailleurs le code sur lequel cette scène s’est appuyée, c’est grâce à ce savoir qui regarde l’histoire un peu de haut que cette fiction a pu se permettre de nous présenter cette scène où le grand méchant se contente de menaces auxquelles le traître se plie sans barguigner. Ce traître était un moyen pour nous aussi, pas réellement un personnage : le moyen de comprendre la méchanceté du grand méchant. On ne prendrait pas vraiment plaisir à ce qu’il lui arrive malheur évidemment, et encore moins à son enfant, mais notre empathie ne s’étendra pas beaucoup plus loin que ça.

Sauf ! Sauf si on l’incarne. Sauf si on a décidé que, pour le temps de la partie, ce traître, ce serait nous. Car alors tout change et alors se crée un lien d’empathie nettement plus fort. Cette disposition à un nom : c’est l’immersion. Si je suis ce personnage, si je vois par ses yeux, j’entends par ses oreilles, je sens avec son cœur, eh bien, je voudrais m’en sortir. Je ne vais quand même pas rester dans cette situation sans rien faire ! Parce que lui le voudrait. Et que pour les besoins de la partie, pour les besoins du jeu, je suis lui. Je me moque bien du déroulé de l’histoire ! Je me moque bien de savoir que la traîtrise doit continuer parce que ce serait mieux pour la suite5 ! Je ne suis pas un PNJ, bon sang ! Je veux à tout prix éviter que le grand méchant puisse ainsi s’en prendre impunément à mon enfant !

Oh, ce n’est pas parfait évidemment. L’immersion est capricieuse et dépendante de tout un tas de facteurs, mais disons, en première approximation, que si je joue ce traître, elle sera suffisante pour assurer ce service minimum : vouloir me tirer de cette situation. Mais, évidemment, pour me tirer de cette situation, je vais avoir besoin de temps d’écran. Il va falloir que ce soit, au moins un peu, mon histoire. Que les projecteurs s’intéressent à moi, autant à mes états d’âme quand le grand méchant était là chez moi à menacer mon enfant qu’à mes actions futures pour que tout cela ne se reproduise jamais plus. Bref, que la fiction fasse de moi un protagoniste. Un personnage. Peut-être pas principal, mais au moins : existant. Sensible. Un personnage avec lequel naîtra le lien d’empathie, entre lui et moi et même au-delà : entre lui, moi, et tous ceux propulsés dans cette fiction, en immersion.

Notes

  1. S’il s’agit d’un jeu, il sera nettement préférable d’avoir un peu cadré les choses avant de placer quiconque dans cette situation. Lui avoir demandé son consentement avant, déjà. Et lui redemander pendant. Et même après, on n’est jamais trop prudent. 

  2. Dans la fiction en question, le traître ne fait rien de tout ça. C’est à peine un personnage. 

  3. Et il sera très intéressant de se demander ce qui, dans la fiction du jeu de rôle, aura pu l’entraîner dans cette situation. 

  4. J’imagine bien qu’il existera des jeux ou des parties qui consisteront à boire cet infâme calice jusqu’à la lie. Je me propose de les reléguer dans ces notes, si vous le voulez bien. Non que j’ai rien contre eux en particulier, enfin, si peut-être, disons plutôt que je n’ai rien contre ceux qui s’amusent ainsi entre adultes consentants, mais c’est trop loin de mes envies, de ma pratique, de mes besoins, pour que je puisse être très pertinent. 

  5. Parfois, j’adore : quand la fiction produite m’intéresse davantage que le personnage. Je parlerai plus tard d’autres sources d’immersion qui iront donc dans un sens tout à fait contraire.