Mais peut-être que vous, vous ne connaissez pas du tout ? Je réexplique. Chacun choisit un rôle, un personnage1. Et on se raconte une histoire. On se dit : « voilà, on est tous dans un palais royal, ambiance médiévale, avec des armures, des épées et tout, des nobles en habits, une table de banquet chargée de victuailles et des ménestrels qui chantent ». Et dans cette scène qu’on établit, on choisit tous un personnage. Moi, je serai le roi. J’incarne le roi. Je peux le faire parler, le faire agir. Si je dis « je me rends dans la salle du trône », dans notre fiction commune le roi se rend dans la salle du trône. Le jeu de rôle est un jeu performatif. Si tu le dis, ton personnage le fait. Et une fois que c’est fait, on se demande : qu’est-ce qui se passe ensuite ? Qu’est-ce que tu fais ? Un autre raconte : « eh bien tu arrives dans la salle du trône, elle est froide, le feu n’a pas été lancé, et le traité de paix avec la Sylvanie du Sud t’attend toujours sur ton bureau, tu n’y as pas encore apporté ton sceau, qu’est-ce que tu fais ? » Et on continue comme ça. On plante le décor et on « agit » dedans, en expliquant ce que font les personnages qu’on incarne. Imaginons maintenant que, plutôt que de dire « le roi se rend dans la salle du trône », j’ai dit : « le roi s’adresse au baron d’à côté et lui dit, “Venez avec moi dans la salle du trône, mon brave” et une fois que j’ai dit ça, je me lève et je me dirige vers la salle du trône ». Eh bien, je l’ai dit, donc le roi le fait, certes. Dans notre fiction commune, il le dit, lui aussi, et puis il se lève et il se dirige vers la salle du trône. Mais est-ce que le baron le suivra ? Si, toi, tu avais choisi d’incarner ce baron qui écoute le roi et à qui cet ordre s’adresse, eh bien… Tu auras le choix. Suivra, suivra pas ? Qui incarne décide. Qui incarne choisit. Et pour les personnages que personne n’incarne ? Il n’y a pas de personnage que personne n’incarne. Si un personnage n’est attribué à personne, c’est, dans le dispositif classique, la joueuse ou le joueur appelée « MJ » qui l’incarnera. MJ pour meneuse ou meneur de jeu. La MJ incarne tous les personnages qui ne sont pas incarnés par les autres.

Voilà donc le principe : les rôlistes disent ce que les personnages font2, et le tout forme la fiction. Parce que finalement, une fiction, c’est bien ça : des personnages qui font des trucs. Mais qu’est-ce que ça veut dire, « faire », ici ? Est-ce que penser, c’est faire ? Et ressentir ? Éprouver ? Parce qu’en fait, à tout bien regarder, une fiction, ce n’est pas uniquement des personnages qui font. Ce sont aussi des personnages qui sentent et ressentent, qui pensent, qui vivent quelque chose. Tenez, par exemple, si dans notre fiction la ville est attaquée, le roi aura-t-il peur ? À moins que le danger ne l’exalte, qu’il se sente enfin utile, prêt à défendre ses sujets ? Mais qui décidera de la peur du roi ? La peur du roi est-elle affaire de volonté ? Est-ce qu’on décide d’avoir peur ? Sûrement pas, mais bien sûr on peut dans une certaine mesure tenter de la contrôler, à moins qu’au contraire on s’y abandonne, et là sûrement la volonté joue. Mais la volonté ne se décide parfois pas beaucoup plus. Il y a presque des questions philosophiques là-derrière, des histoires de libre-arbitre, de maîtrise de soi, « un homme, ça s’empêche », ce genre de choses. Et certains jeux prendront cette question à bras le corps et décideront que, en telle ou telle chose, le personnage ne décidera pas. Ce seront les règles qui décideront3.

Mais que ce soit les règles, la MJ ou le joueur qui décide, peu m’importe pour l’instant. Entre ces trois options et sûrement encore d’autres que je n’envvisage pas, il n’y a pas de bonne réponse. Seulement des réponses différentes qui forment des jeux différents, et ainsi des fictions différentes. Décider qu’un personnage a peur ou se le voir imposé, par le reste de la fiction, par un coup du sort, par ses partenaires en création ou par les règles qui visent précisément à aboutir à ce genre de fictions, des fictions où les personnages feront face à une peur qu’ils ne maîtriseront pas toujours, ça n’aura pas du tout la même saveur et ça n’aboutira pas tout à fait à la même activité4.

Alors il faut choisir, se mettre d’accord tout de suite dans la mesure du possible avant de jouer, et trancher cette question. Dès qu’elle sera éclaircie, elle ne sera plus du tout philosophique. Elle deviendra simplement un élément du dispositif : celui qui consiste à distribuer l’autorité5 sur le récit. En acceptant les règles de départ, les rôlistes acceptent d’exercer, ou de lever, leur autorité, sur telle ou telle partie du récit.

La position d’autorité classique et facile à analyser, c’est celle de la meneuse de jeu, cette pièce centrale du dispositif classique dont je parlais plus haut. Celle qui incarne tous les personnages que ses partenaires n’incarnent pas. Eh bien, cette meneuse, on lui attribuera aussi toute autorité que ses partenaires n’exerceront pas. Dans des jeux très nombreux, dans des jeux innombrables, c’est lui, c’est elle, qui décidera de la peur du roi. La meneuse ne se contente donc pas d’incarner des personnages. Son autorité vient se glisser partout où les autres ne sont pas : dans l’environnement, dans les conditions climatiques, dans les coups du sort et les tréfonds de l’âme. Dans tout ce que les personnages ne contrôleront pas, non seulement les grandes choses, la foudre qui frappe et les armées qui se lèvent, mais aussi toutes les petites, tous les espaces interstitiels que ses partenaires n’occupent pas déjà. « Vos partenaires sont les personnages, vous êtes tout le reste ». Voilà le genre de phrases qu’on trouvera souvent dans les règles rédigées à son intention, ces règles qui répartissent l’autorité sur la fiction.

Si un livre de jeu de rôle était un manuel d’écriture qui s’adressait à un auteur de roman, par exemple pour le guider un peu dans la création de sa fiction solitaire, que nous diraient les règles qu’il contient sur cette question de l’autorité ? À mon avis, il se contenterait de dire à son lecteur et futur auteur : « vous êtes tout »6. Quand vous écrivez un roman, vous détenez toute l’autorité. Vous êtes l’auteur. Mais pas là. En jeu de rôle, l’autorité est partagée. Le meneur en a parfois beaucoup, mais il n’est pas censée l’avoir toute. Sinon, ce n’est plus un meneur, c’est un conteur. En jeu de rôle, l’autorité est partagée. C’est le centre, la clé de voûte, le fondement de cette activité. C’est ce qui en fait un jeu.

Dans notre scène précédente, pas celle du roi, l’autre, celle du traître et du grand méchant, que se passait-il, sous ce rapport ? Eh bien, il me semble qu’à l’œil du rôliste mais aussi, peut-être, à celui du spectateur, et c’est bien là que nous sommes tous pareils, moi, les vous et les rôlistes, dans cette scène du traître et du grand méchant il est à peu près certain qu’il n’y avait pas de « joueurs » disposant d’une autorité quelconque. Que les personnages de cette scène n’étaient pas les principaux protagonistes de notre histoire. Que chacun était ce qu’on appelle en jeu de rôles un PNJ. Un personnage non-joueur, contrôlé par la MJ, qui tout du long avait conservé toute l’autorité sur la scène. Elle a décidé de tout. Cette scène était un conte, fruit d’une autorité unique7, comme celle de notre écrivain juste au-dessus. Pas partagée du tout. La partage de l’autorité narrative, c’est le propre du jeu de rôle. Ou, du moins, de la fiction qu’il produit.

Notes

  1. Parfois plusieurs, rarement aucun. 

  2. Cette liberté totale sur les choix et les actions du personnage à un nom consacré dans la théorie des jeux, c’est l’agentivité. Je ne l’aime pas beaucoup. 

  3. Bien des jeux bien sûr laisseront au contraire cette question dans le flou, parce qu’elle ne les intéresse pas plus que ça. Peu leur importe la peur, à ces règles-là ! Elles, ce qu’elles décident, c’est si ça marche ou pas, par exemple. Pas ce qui se passe dans les têtes. Ou bien elle s’intéresseront de très près aux convictions des uns et des autres, elles se demanderont par exemple « le roi exerce-t-il une telle autorité sur le fou que celui-ci n’a pas le choix ? » Mais sur la peur, elles se tairont. C’est ainsi, avec les règle, qu’on pourra cadrer des expériences assez différentes. Et pour tout ce que les règles laisseront dans le flou, on naviguera à vue et comme toujours on s’entendra sur le moment. 

  4. Ça pourra, en revanche, aboutir à la même fiction, étrangement. Parce que la question de la fiction n’épuise pas du tout la question du jeu de rôle, comme aucune question n’épuise jamais rien du tout. Il en faut plus. Il en faut plein. Et même avec plein, on n’épuisera jamais rien et c’est ainsi. Les notes de bas page sont puissantes et nous aident beaucoup, mais elles ne peuvent pas tout. 

  5. Et qu’entend-on, dans « autorité », si ce n’est l’auteur ? 

  6. En cinéma, on imagine plus facilement un producteur qu’un manuel, qui viendrait dire au réalisateur : « Nous avons l’argent, vous avez tout le reste. » En BD, je vois bien le dessinateur dire au scénariste : « Je ne sais pas dessiner les girafes, mais sinon, fais ce que tu veux. » Il y a toujours des contraintes d’écriture, des contraintes créatives et le jeu de rôle ne fait pas exception. Le roman non plus, d’ailleurs, contrairement à ce qui est sottement affirmé plus haut. L’éditeur peut réclamer le manuscrit très vite. Le compte en banque a ses raisons, lui aussi. 

  7. Peut-être pas unique au sens où il y avait peut-être toute une writing room et même une bande de producteurs très riches et très pressés derrière, mais unique quand même, au sens du récit : allant dans un but bien précis et déterminé à l’avance.