La fiction — 3
Mais je ne vais pas me précipiter tout de suite dans les fictions que produit le jeu de rôle, si vous le voulez bien, parce que je risquerais de ne plus intéresser que les rôlistes, alors que mon but est aussi de vous intéresser vous, vous les vous. Je vais donc commencer avec une scène tirée d’une fiction classique. Je parle évidemment de fiction classique par opposition à la fiction du rôliste, non pas qu’elles s’opposent en tout et pour tout, mais précisément parce que mon étude va consister à les comparer et à en tirer des rapprochements et des différences, et de là des conclusions que je souhaite enrichissantes1. La fiction classique, c’est donc celle que vous connaissez, c’est une fiction avec laquelle nous sommes tous très familiers et en l’occurrence c’est une fiction bien précise, que vous pouvez vous amuser à trouver, ce ne sera pas très difficile. Bref : cette scène de cette fiction classique, la voici.
Un grand méchant a été trahi. Ce grand méchant, c’est un baron de la pègre dans une ville gangrénée par la violence à tous les étages, la violence politique, la violence sociale, la violence tout court. Jusqu’ici, la fiction a voulu nous amener à une conclusion le concernant : il est dangereux et sans scrupule. La scène va chercher à nous le démontrer. On y suit le traître qui rentre chez lui à l’instant pour découvrir, horreur, les sbires du grand méchant dans son salon. Son sang ne fait qu’un tour et pris d’un terrible pressentiment il se rue dans la chambre de son enfant. Bien sûr, le grand méchant est là. Il est assis par terre, il joue avec des cubes, et avec l’enfant qui ne se doute de rien. C’est sûrement un collègue de travail de papa. Le grand méchant accueille le traître tout sourire et lui explique sur un ton mielleux ce qu’il risque s’il poursuit sur cette voie. Le traître comprend, le public comprend, tout le monde comprend : le grand méchant s’en prendra à l’enfant. Le traître se lève, quitte la maison avec ses sbires, le traître prend l’enfant dans ses bras, fin de la scène.
Je crois qu’il n’est pas nécessaire de décrire cette scène davantage, elle est assez banale, voire cousue de fil blanc. Le spectateur aura complété de lui-même. Ce qu’on peut se demander, en revanche, c’est : que dit-elle de la fiction qui nous la sert, sert-elle ses objectifs, et ces objectifs quels sont-ils ? Des questions qu’on prendra à l’envers.
Quels sont les objectifs de cette scène ? Il n’y en a pas mille. Elle ne fait pas vraiment progresser l’histoire, puisqu’elle consiste à dire que la situation initiale (le traître travaille pour le grand méchant) est reconduite. Elle ne plante pas le décor : cela se passe dans un appartement banal, en huis clos. Si elle ne sert pas l’histoire ni le décor, il ne reste plus guère qu’une possibilité : elle cadre les personnages. Oui. C’est bien son objectif. Elle cadre deux personnages, elle les étoffe : le traître et le grand méchant.
Le traître ne m’intéresse pas trop pour l’instant, il n’intéresse pas beaucoup les scénaristes non plus. Il est pris dans l’engrenage classique, il ne peut plus reculer, sinon. Il va donc continuer comme ça tout du long, jusqu’au drame. Ça pourrait faire une très chouette fiction, une tragédie antique, même, mais ce ne sera pas le choix des scénaristes, ici. Pour eux, le traître ne jouera qu’un rôle de pion. Non, le cœur de la scène, c’est le grand méchant, un personnage qu’on recroisera beaucoup et qu’on a besoin de comprendre et de craindre.
On ne dit trop rien de ses motivations, dans cette scène, puisqu’on préfère à ce sujet garder le secret encore. En revanche, on découvre un peu son caractère, ses méthodes, ses manières. On campe le personnage. On le découvre par exemple capable de s’en prendre à un enfant pour parvenir à ses fins, ce qui le situe d’emblée fort éloigné vers le mal sur notre axe moral. On s’aperçoit aussi qu’il arrive à jouer avec un enfant. On pourrait soupçonner une duplicité, ici, puisqu’en même temps il le menace et même il le menace à son insu. Mais il se trouve que c’est la deuxième fois qu’on voit le grand méchant réagir comme ça face à un enfant. La première fois, avec un autre enfant bien sûr, il l’avait pris sous son aile pour en faire un fidèle adjoint. Et c’est ainsi que, si duplicité il y a indubitablement, on sent plutôt chez lui à ce moment un odieux pragmatisme. Un très classique « la fin justifie les moyens », plutôt qu’une cruauté gratuite. Et d’ailleurs, la scène s’achève sans qu’il s’en prenne à l’enfant. Il n’en a pas eu besoin, sa menace a porté sans qu’il ne fût utile de la mettre à exécution.
Voilà où je voulais en venir.
Est-ce que sa menace a porté chez le spectateur ? Autrement dit : cette scène a-t-elle rempli les objectifs que la fiction lui assignait ? Après cette scène, le grand méchant est-il caractérisé comme il le fallait auprès du public ? La réponse là encore me paraît évidente (c’est bien pour ça que j’ai choisi cette scène), elle sera même retentissante et définitive : un clair et net « oui et non ».
Oui, je crois qu’elle remplit son objectif dans la mesure où nous acceptons ensuite que le traître continue de travailler pour le grand méchant. Protéger son enfant sera toujours une motivation suffisante pour tout un tas de chose, dans les fictions. En conséquence, nous acceptons en grande partie l’artifice qui consiste à nous dire sans nous montrer, car toute la scène s’est conformée à un ensemble de codes bien établis. La fiction est allée chercher ailleurs, dans d’autres fictions évidemment, les éléments qui lui manquaient. Elle nous a présenté le grand méchant dans un trope, celui du grand méchant qui menace la famille du traître, et ce trope agit sur nous comme un code. Dès que nous le voyons, nous lui associons toutes les fictions qui l’emploient et nous en tirons les conclusions qui s’imposent pour celle-ci aussi, en un raisonnement quasi-circulaire : le grand méchant est très méchant car c’est une scène de grand méchant très méchant.
On voit bien pourquoi j’ai répondu « oui et non ». Évidemment que, décrite ainsi, la scène risque de ne pas remplir son objectif : tout cela est trop précaire, trop circulaire. Ça peut à tout moment s’effondrer. Et, de fait, en choisissant de mettre en scène le grand méchant dans une scène de menace qu’il ne met pas à exécution, la fiction cherche à gagner sur les deux plans : elle veut montrer que le méchant est très méchant (il peut s’en prendre à des innocents), sans nous exposer à une scène trop difficile où, par exemple, l’enfant serait maltraité. Mais comme elle veut quand même obtenir l’effet que produirait une telle scène (la certitude que le méchant est prêt à tout, qu’il n’a aucun scrupule, qu’il est tout à fait prêt à s’en prendre à des enfants), elle dit au lieu de montrer. Le méchant dit qu’il est méchant. Il ne le montre pas2. La fiction estime que le trope suffit, et que le spectateur aura complété de lui-même. Qu’il a suffi de dire sans avoir besoin de montrer.
Le cœur de ma réflexion est là et peut se résumer dans la question : pourquoi la croirait-on ?
Eh bien, on ne la croit pas toujours. Plus exactement : une partie du public ne le croira pas, et rigolera même un bon coup. Regardons de plus près ce public rétif, qui se rit de la fiction qui veut nous faire croire que. Qu’est-ce qu’il ne croit pas ? Le grand méchant ou la fiction ? En réalité, je crois que ses doutes, à ce public difficile, ne portent pas tant sur le personnage. Aucun parmi eux ne se dira in petto « au fond, il a grand cœur ce grand méchant, je suis certain qu’il ne ferait pas de mal à une mouche »3. Non, ce qu’il ne croit pas, ce public réticent, c’est la fiction elle-même. Il n’y croit plus. Après une scène de ce genre, il va la ranger parmi les mauvaises œuvres et voilà tout (au moins à ce titre). Il s’en désinvestit. Il n’est « plus dedans ». Bref, et pour décrire un cercle parfait dans mes circonlocutions sémantiques : il n’y croit plus.
Mais laissons un instant ce public circonspect et revenons aux autres : à ceux qui croient non seulement que le grand méchant est très méchant, mais qui par ailleurs ne reproche pas à la fiction son artifice. Que cache-t-il, ce public facile, en son petit cœur tout mou ?
Je crois, sans certitude pour l’instant, qu’il cache une licence. Il donne ici licence à la fiction d’avoir recours à ce genre d’artifice. Il sent bien qu’il s’agit là de rester tout public — tout le reste de la fiction nous le montre. Et on sait d’une certaine manière déjà, dès le début de la scène, que le grand méchant ne va rien faire à ce pauvre enfant innocent, dans ce cadre tout public. Il joue le jeu, ce public enthousiaste, et il laisse la fiction faire. Il la laisse employer un trope, un code, une scène typique, bien balisée, pour la laisser lui dire plus qu’elle ne lui montre. Et la fiction lui dit : « Ce méchant est très méchant même s’il ne vous le montre pas, croyez-moi. la suite en dépend. »
Et d’où vient cette licence ? Pourquoi, à quelles conditions, l’accorde-t-on ? Là, la réponse m’échappe. J’ai l’impression qu’elle est presque à elle seule l’objet de ce livre. Mais tentons : Parce qu’on aime autant éviter de voir des choses trop difficiles, mais qu’on est en revanche très disposés à profiter quand même de fictions qui en feraient usage ou, plus exactement, qui emploieraient des personnages capables de ce genre de scènes. On aime les grands méchants, parce qu’il y a ainsi beaucoup d’enjeu à les espérer vaincus. On n’aime pas voir souffrir ou alors, avec la certitude que tout ça va s’arranger. Or, la mort d’un enfant, évidemment, ça ne s’arrange pas, jamais. Que s’est-il donc passé ? Ce public bien disposé s’est servi d’une contrainte créative, celle d’un divertissement tout public, pour tirer des conclusions dans la fiction. « Ok, il ne le montre pas, mais ce méchant est très méchant, entendu. » Il a intégré les contraintes de la fiction et s’en est accommodé.
Mon intuition, c’est que cet artifice, aussi puissant soit-il, n’appartient qu’au divertissement. On ne donnera pas ce genre de licence à un roman qui se voudrait réaliste, ou à un film qui se voudrait dramatique, parce que ce n’est pas une contrainte propre à ces dispositifs. On trouverait ça rapidement ridicule. Mais pour un divertissement tout public, ce genre de scènes est conforme à nos attentes. Elle ne nuit pas à notre immersion, à notre investissement dans la fiction.
Et nous voilà ramenés au jeu de rôle.
Notes
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Ce n’est pas une figure de style, je ne connais pas encore les conclusions auxquelles je vais aboutir. À la manière du romancier qui se laisse embarquer là où ses personnages l’amènent, je ne sais pas du tout où tout cela va nous mener. J’écris au fil des réflexions, et sans doute éditerai-je, un peu, mais il sera trop tard, je me connais : le pli sera pris. ↩
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Ce n’est pas la première fois que le méchant nous fait le coup dans cette fiction, ce qui est vraiment très maladroit ; ce méchant passe son temps à émettre des menaces qu’il ne met jamais à exécution. C’est parce que la raison de ne pas le montrer est structurelle : elle appartient au dispositif que la fiction s’est choisi. ↩
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Je suis comme toujours très demandeur de témoignages contraires. J’ai comme un petit doute, voilà tout. ↩