La fiction — 1
Un1 livre sur la fiction, le jeu de rôle et la fiction, le rôle de la fiction dans la vie, l’univers et le reste.
Je pratique de temps en temps le jeu de rôles, une activité très plaisante et intéressante, de laquelle je pourrais parler des heures. Elle est intéressante parce que, et c’est là que vous intervenez, son matériau principal c’est la fiction, et que la fiction occupe une place très importante dans nos vies, de divertissement mais pas seulement du tout. Et c’est ce spectre, du divertissement au pas seulement du tout, que j’aimerais explorer. Elle est plaisante, cette activité, et c’est là que les rôlistes2 interviennent (point bonus si vous vous comptez parmi les deux : les vous et les rôlistes3), elle est plaisante parce qu’elle consiste à élaborer une fiction, très souvent à plusieurs, très souvent comme ça sur le moment, à l’inspiration, par les mots, plus rarement les images, avec des degrés de préparation divers et selon des dispositifs très variés. Tous ces mots : mots, divertissement, plusieurs, préparation, dispositifs, fiction, tous sont importants et j’ai envie d’expliquer pourquoi. Fiction, surtout. Parce que la fiction entretient avec le réel un rapport intéressant.
Intéressant. On n’a qu’à commencer par là. C’est une activité intéressante, même plus toute jeune et pourtant encore plutôt confidentielle. Mais, « même plus toute jeune », il faut tout de suite relativiser ça. Le discours sur le jeu de rôle a cinquante ans, environ. L’étiquette, le concept à manipuler et évidemment l’objet vendu sous ce nom. Mais l’activité, elle est là depuis des siècles, seulement elle était beaucoup moins formalisée avant la fin du XXe siècle. Pas encore conceptualisée. Pas encore formalisée. Cette activité, à la fois ancestrale et toute récente donc, consiste à s’attribuer des rôles et à les incarner dans une fiction. Ça vous rappelle quelque chose ? Les cowboys et les indiens, oui, vous avez raison. C’est un peu passé de mode mais vous avez raison. Quand on joue aux cowboys et aux indiens, on s’attribue des rôles et on les incarne dans une forme de fiction qu’on élabore ensemble, comme ça, sur le moment. C’est très informel mais, oui, c’est du jeu de rôle, c’est sûr. Mais allez encore un coup plus loin : tous nos scénarios mentaux pourraient être décrits comme ça, non ? On s’attribue un rôle et on élabore une fiction. Quand on s’imagine qu’on va rentrer dans le bureau du patron lui dire ses quatre vérités, ou que cette inconnue là-devant va se retourner vers nous pour nous offrir des fleurs. Dans ces cas-là le rôle c’est nous, il n’empêche que c’est un rôle, tant que ça reste dans nos têtes. Qu’on le réalise ou non ensuite, au moment où on le conçoit, c’est un scénario mental où on s’est attribué ce rôle sur-mesure. Ça, c’est pour vous dire que la fiction va se loger très loin dans nos vies, très profond, même si ce ne sera pas le sujet apparent, ce rôle de la fiction dans nos vies, du moins pas le sujet d’ancrage. Mais peut-être qu’il s’agira tout de même du sujet de fond. Parce que cette manière que nous avons d’élaborer des fictions et de jouir de les élaborer, c’est un peu dingue, et ça j’aimerais bien l’étudier un peu, et cette étude, je vais essayer de la mener de deux manières parallèles : la première, en vous présentant cette étrange activité qu’est le jeu de rôle et en la décortiquant à vos côtés, la deuxième, en prenant une fiction plus standard un peu au hasard et en la décortiquant dans mon coin. Enfin, dans mon coin, je me comprends : ici, dans ce livre, et pour vous. Mais disons que ce sera mon analyse un peu particulière, trempée dans mes tics et mes idiosyncrasies, plutôt qu’une tentative d’aboutir à une conclusion commune, vous et moi, sur cette fiction-là, parce qu’en l’occurrence peu importera, peu importera mon avis et peu importera le vôtre, non ce qui comptera ce sera plutôt de regarder cette fiction justement assez banale sous l’angle bien particulier de son élaboration, de ce qui a présagé à son élaboration. Parce que figurez-vous qu’elle ne s’est pas du tout écrite toute seule, cette fiction, ah ça non ! Elle a été écrite à plusieurs. À plein. D’une certaine manière, on s’y est même tous mis.
Notes
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Il pourrait y avoir une note de bas de page pour tous les mots de ce livre, et une autre note de bas de page sur tous les mots de toutes les notes de bas de page de ce livre. Parce que tout cela est infiniment complexe, le flux du réel est infiniment complexe, notre façon individuelle de donner du sens à ce flux radicalement unique et notre façon collective de donner un sens à ce flux infiniment confuse. Tout est passionnant. Tout se creuse à l’infini. Tout. D’où le très grand intérêt de la fiction. Pour faire le tri. Pour choisir. La fiction, c’est la liberté absolue dans l’infinité des possibles, c’est donc l’art du choix radical. ↩
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C’est là que les rôlistes interviennent parce qu’ils seront beaucoup, les rôlistes, à différer sur ce qui est plaisant dans le jeu de rôle. Je le sais, j’en parle beaucoup avec eux, et même ça fait partie de ce qui est intéressant. Ils ne seront pas d’accord avec certaines choses dans ce texte, peut-être avec rien, et c’est très bien comme ça. J’ai hâte d’échanger avec respect et bienveillance sur nos visions respectives du jeu dans nos espaces habituels. Du jeu et du reste. ↩
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Vous c’est tout le monde, et vous noterez, surtout les rôlistes, que les rôlistes, ça peut être tout le monde aussi. Les joueuses et les joueurs. Les autres. Déjà c’est moi. Même si je suis aussi vous, complètement. Et, bien entendu, les rôlistes, vous êtes aussi vous. Vous c’est tout le monde. ↩