Parler de traduction, en parler en détail, avec minutie, je ne le fais qu’avec É., et c’est alors tout de suite très pointu puisque c’est son métier aussi, et même dans son cas sa formation universitaire. Dans le temps j’allais souvent sur un forum de traducteurs (surtout -trices), mais il a disparu quelques mois, et ses archives avec lui, et avec tout ça la plupart de ses intervenants, si bien que j’ai perdu l’habitude de m’y rendre. Et puis là encore, on parlait entre collègues, on ne faisait pas d’effort de pédagogie particulier. On justifiait nos choix entre professionnels.

Je disais donc hier que ce serait fastidieux et pas forcément très intéressant, mais est-ce bien certain ? Puisque ça me passionne et qu’il m’arrive de savoir transmettre correctement ce qui me passionne, je parviendrai peut-être, exploit, à intéresser certains d’entre vous à ces dilemmes ? Et puis ici, je ne gênerai pas grand-monde, et ces intéressés, s’il y en a, n’auront qu’à se signaler, comme ça je viendrai de temps en temps leur raconter des trucs.

Je vais donc reprendre cette première phrase du premier paragraphe du deuxième[1] kit d’introduction d’un jeu, City Of Mist, un jeu de rôles que j’aime beaucoup, et que je pratique souvent. [2]

In a corrupt and haunted metropolis, individuals from all walks of life become rifts to mythical powers from beyond, torn between their personal lives and the legend growing within them.

Ce kit a été traduit par Barbus Inc. et dans cette traduction cette phrase la voici :

Dans une métropole corrompue et tourmentée, toutes sortes d’individus deviennent les Réceptacles de puissances mythiques venues d’ailleurs, tiraillés entre leur vie personnelle et la légende qui grandit en eux.

Or, cette traduction, je la trouve laide, je la trouve choquante. J’ai donc proposé, sur le serveur Discord de Philippe où nous discutons beaucoup, de la traduire ainsi :

Dans une métropole corrompue, hantée, des habitants de toutes origines deviennent les failles par lesquelles s’engouffrent des puissances mythiques, des légendes, qui grandissent en eux et les éloignent de leurs proches.

Et je vais m’attacher plus particulièrement à mon choix de traduction pour « personal lives », qui est, je crois, ce qui m’a causé le plus gros dilemme dans tout le paragraphe. Rappelons déjà que les Barbus avaient choisi de traduire ça par « vies personnelles », ce que je considère comme une faute, et même une faute assez grave. La vie personnelle, en français, n’admet pratiquement qu’un seul contexte, et c’est l’opposition à la vie professionnelle. On ne dit pas, on ne dira jamais, « dans ma vie personnelle, je suis passionné de jeu de rôle ». Déjà parce qu’on dit peu « vie personnelle », ensuite parce que cette expression « vie personnelle », c’est une expression définie par la négative : tout ce qui n’est pas ce qu’on fait dans la vie. Alors bien sûr, on pourrait dire que c’est un peu pareil pour le « personal life » anglais, mais non, parce ce que c’est une expression là-bas bien plus fréquente et plus générale, plus riche (elle a même sa page wiki, googlez, vous allez voir), qu’on traduirait bien plus naturellement, en français par « vie privée », en fait, voire « vie intime ».

Par ailleurs on comprend tout de suite à la lecture de cette phrase qu’il ne s’agit pas d’opposer ces légendes qui grandissent à des passe-temps ou des activités de loisir (la « vie personnelle »), mais à quelque chose de plus grand : à une identité, une identité profonde, que l’expression anglaise « personal life » capte un peu[3], et l’expression « vie personnelle » pas du tout. Vie privée, déjà plus. Alors pourquoi n’ai-je pas traduit par vie privée, ou vie intime pour aller encore plus loin, au cœur de l’identité des personnages, à leur identité profane, celle qui s’oppose (« torn between ») à ces forces mystiques ? Pourquoi ai-je traduit par « leurs proches », quand même assez éloigné de « personal lives » ? Eh bien, pour pas mal de raisons.

D’abord, parce que j’ai triché, parce que la traduction triche toujours. Elle triche en connaissant le contexte et souvent en le connaissant mieux que le lecteur, parce qu’elle a déjà la suite. Je sais, ici, ce que l’auteur a voulu dire. Et je voudrais m’arrêter un instant sur cette expression. En français, quand on dit « qu’est-ce que tu veux dire ? », on ne s’intéresse pas à ce qui a été dit[4], mais à ce qui justement ne l’a pas été, ce qui n’a pas été dit mais qui aurait dû être transmis. Le signifié derrière le signifiant, diraient certains. Le sous-texte, pourrait-on dire aussi. La volonté du locuteur : son intention. La traduction, c’est ce métier qui consiste à lire ce qui n’est pas écrit, bien plus que ce qu’on croit, parce que, passant d’une langue à l’autre, on perd totalement l’accès au signifiant. L’intention revient alors premier chef, au premier plan, et c’est elle qu’on va viser. C’est pour ça que la traduction n’est pas tant que ça un exercice de lexicographie, de connaissance de la langue source et de choix de mots établis par correspondance, c’est d’abord un exercice herméneutique, un exercice d’interprétation, de compréhension de la langue source, puis un exercice rédactionnel qui repose, lui, sur la connaissance de la langue cible.

Je ne suis pas très fort en anglais, et je ne le serai jamais. Je ne dirai jamais que je suis bilingue. J’écoute une ou deux heures par jour cette langue, je la lis constamment, il m’arrive souvent de la parler, mais je ne vis pas dans un pays anglophone et surtout je n’y ai pas vécu petit et jamais plus que quelques semaines, et il y a peu de raisons que ça change. Mon anglais s’améliorera encore, mais il ne le fera qu’à la marge. Ce n’est pas très grave. Ce qui compte, c’est que je le comprenne (et que je sache vraiment, vraiment parler, et écrire, le français). Je ne suis pas très fort en anglais mais je comprends bien ce qu’on me raconte, en général. (Par ailleurs, je connais bien ce jeu, mais là je crois que c’est très annexe). Et dans cette phrase, ces personal lives et ces legend growing within them, je comprends très bien ce qu’on veut me dire. On me signifie qu’il y aura d’un côté un versant mystique, fantastique, légendaire ; de l’autre un versant humain, réaliste, quotidien. Alors, décidément, cette vie intime ? Ne pourrait-elle pas convenir ? Ou bien vie quotidienne, tiens ?

Commençons par celui-là : vie quotidienne a plusieurs problèmes. Déjà, il respire un très fort parfum de banalité, de routine, de truc pas bien passionnants, ce qui le disqualifie un peu. En plus, lisez la suite et vous verrez : je vais en avoir besoin ailleurs, et ce n’est pas le genre de mots qu’on aime trouver deux fois en deux lignes. Vie intime, alors ? Ne conviendrait-il pas mieux ? Je ne trouve pas. Déjà, parce que « vie intime » attrape vite une connotation soit sexuelle et romantique, soit restreinte à l’individu, à lui seul, ce qu’il a de plus intime précisément, et ça, ça ne convient pas, parce que ce versant humain, réaliste, qui s’oppose au mystique, il n’est pas du tout fait que d’intimité. Dans ce cas précis, il n’en sera même pas principalement fait. Parce que, que va-t-il se passer, dans ce jeu où le fantastique va nous forcer à délaisser nos personal lives ? Est-ce que c’est de soi qu’on va s’éloigner ? de sa vie intime, de ce cercle très restreint qu’on appelle l’intimité ? Un peu, mais pas tellement. Pas que. On va plutôt s’éloigner de ce qui compte en général dans la vie profane, dans la vie humaine. Et ce qui compte en général dans ces histoires, ce sont les gens. On va s’éloigner de ceux qui nous entoure. On va s’éloigner de nos proches. C’est bien, ça, les proches. Je trouve, oui. Parce que c’est exactement ce qui va se passer (et là, pour le coup, je parle d’expérience).

Vous avez remarqué comme j’ai employé « éloigner », depuis tout à l’heure ? C’est, en français, le mot qui vient naturellement dans ce contexte. On s’éloigne. Je dois dire que ça m’arrange, parce que ça m’évite d’avoir à traduire « torn between ». Torn between, c’est « tiraillé entre », bim bam boum, pas à réfléchir. C’est la traduction des Barbus. Bim bam boum, pas à réfléchir. Vraiment ? Tiraillé, c’est un peu soutenu, non ? Un enfant de dix ans ne dirait pas « je suis tiraillé ». Alors que « torn », c’est le participe passé de « tear », un mot banal et usuel qu’un enfant de quatre ou cinq ans emploiera déjà. On a l’équivalent, en français : c’est déchiré. On le dit, d’ailleurs, pour « torn between » : je suis déchiré entre mon amour de City of Mist et cette piètre traduction. Alors pourquoi est-ce « tiraillé » qui nous est venu tout de suite ? Parce qu’on s’est fixé d’abord non sur le registre de langue, mais sur l’intensité de l’expression, le sentiment qu’elle provoque. Et « torn between », en anglais, ce n’est pas un déchirement, c’est moins fort que ça. En français, un déchirement c’est terrible, et c’est irréversible. Mais quand on est « torn between », rien n’est encore joué. On est… tiraillé. Mais si je choisis de traduire « torn between » par tiraillé, comme le voudrait le bon sens, j’obtiens : « tiraillés entre leurs proches et ces légendes qui grandissent en eux ». Dis comme ça, ça ne choque pas. Mais reprenons le début et ajoutons ce nouveau morceau :

Dans une métropole corrompue, hantée, des habitants de toutes origines deviennent les failles par lesquelles s’engouffrent des puissances mythiques, tiraillés entre leurs proches et ces légendes qui grandissent en eux.

Ça ne va pas du tout. Je ne vous refais pas le discours sur l’apposition[5], un exemple de difficulté de traduction finalement très mal choisi[6], mais c’est là qu’il s’applique. Il faut trouver autre chose et le plus simple, comme ces légendes grandissent en fin de phrase, c’est de les basculer en sujet. Le français est une langue qui n’est pas économe de ses propositions relatives, elle dispose d’un bel arsenal de pronoms rien que pour ça et pour cette raison elle en abuse souvent, c’est pour ça qu’elle aime bien « renouveler son sujet ». Ça pose, ça clarifie, ça permet de construire des phrases très lisibles, très compréhensibles, alors qu’elles ont dix mille tiroirs (lisez Proust).

Dans une métropole corrompue, hantée, des habitants de toutes origines deviennent les failles par lesquelles s’engouffrent des puissances mythiques, des légendes, qui grandissent en eux et les éloignent de leurs proches.

Le sujet est renouvelé, on ne l’a pas perdu de vue, et grâce à cet « éloigner », plutôt que « tiraillé », il devient le sujet de toute cette relative, parfait. Je vous passe les détails, pourquoi la virgule, les histoires de foisonnement, et voilà ! Nous avons notre première phrase. Cette phrase et donc tout le raisonnement qui précède m’aura pris une trentaine de secondes à traduire, dirais-je. Peut-être une minute. C’est quand même beau, le cerveau, non ? Bien sûr je n’ai pas articulé tout ce raisonnement, mais je crois pouvoir dire en toute sincérité que chacun des éléments énoncés m’est passé par la tête, à chaque fois comme un éclair, pour parvenir à la dernière formulation. Et la beauté de la chose, c’est que chacune de ces étapes, vous vous en serez certainement rendu compte et vous n’allez d’ailleurs pas résister à l’envie de m’en faire part, chacune de ces étapes est discutable. Elles ne sont pas totalement arbitraires, parce qu’elles sont toutes justifiées, mais elles le sont toujours au moins un peu, parce qu’il a fallu trancher, et trancher en fonction d’éléments subjectifs. On pourrait certainement en déduire que tout cela, c’est quand même du blabla, pas fondé sur grand-chose, des goûts et des couleurs et voilà tout, de l’intellectualisme mal placé. Vous vous imaginez bien que je ne serai pas d’accord, mais je ne compte pas argumenter. Je dirai simplement que moi, ce que je déduis de tout cela, c’est que la traduction, c’est quand même un peu de l’art.

Notes

[1] Oui, il y en a eu un avant, très semblable mais pas traduit. J’y reviendrai si vous voulez, c’est intéressant, parce que le texte de ce premier paragraphe a un peu changé entre les deux versions.

[2] Oui, il s’est passé bien des choses depuis 2014, des choses qui expliquent ce long silence, ce long silence en ces lieux cependant, en ces lieux seulement. Pensez-vous ! Me taire, moi ! Mais n’accusons pas le jeu trop vite. En 2014, date du billet précédent, j’ai eu un deuxième fils, deux mois après le billet en question. Fini, les voyages ! Bonjour, la vie ! Et puis j’étais résolument à mon compte et voilà que j’écrivais tout le temps, pour gagner ma vie, et tout soudain le besoin d’écrire ici, pour autre chose, s’est enfui. En 2018, un troisième fils n’a pas arrangé les choses, évidemment. Mais bref : contrairement aux apparences, je n’ai jamais autant écrit que depuis.

[3] Même si pas très bien ; voilà un bel élément pour juger que ce texte n’est pas « bien » écrit : il faudrait quelque chose de plus fort, de plus évocateur, ici. Pourquoi « il faudrait » ? Vous verrez quand je parlerai d’intentionnalité.

[4] Essayez un peu de dire un jour à quelqu’un « qu’est-ce que tu dis ? » plutôt que « qu’est-ce que tu veux dire ? », vous allez voir, c’est pas pareil. Nettement plus agressif. « Qu’est-ce que tu dis ? », c’est l’équivalent de « répète un peu pour voir ».

[5] Sur le serveur de Philippe.

[6] Je me demande encore pourquoi c’est ça qui m’est venu en premier ; parce que je voulais rester uniquement technique, ne parler que grammaire et surtout pas herméneutique ? Possible.