Poursuivons. Un des grands problèmes[1] de ma plume, de mon existence aussi bien, est sa trop grande perméabilité (ou comment dirais-je, son caméléonisme ?). J'écris toujours sous influence de mes lectures. Je vis sous leur influence aussi, et même sous l'influence plus large de tout ce qui m'entoure, pour peu que je le goûte (peut-être cela est moins vrai maintenant de mon entourage, dont j'ai l'impression de m'éloigner constamment ; c'était en tout cas un des traits de mon adolescence, cette capacité à prendre, à m'imprégner de certains autres lorsque j'y décelais une qualité qui me faisait défaut et qui m'impressionnait, que je souhaitais avoir, que je souhaitais être, non pas naïvement je crois (car c'est après tout une caractéristique fréquente de l'adolescent, de prendre modèle), plutôt en exerçant mon jugement, en tirant le meilleur, si bien que mon identité adolescente devait être celle-ci : mon jugement). Cela rejoint finalement un de mes maîtres-mots : vivre libre, c'est bien choisir ses maîtres. La littérature m'en procure à foison. Mes lectures me tirent vers le haut par les lectures qu'elles entraînent et les besoins qu'elles déclenchent, les lacunes qu'elles révèlent et la nécessité qui me prend de les combler. La culture est une avalanche dont on cherche à s'extraire par enfouissement (quand on cherche à s'extraire, car, autre motif constant d'étonnement, la plupart s'en contre-pignole et surfe sur la poudre fine, prenant grand soin de ne plus de leur vie déclencher d'éboulis).

De là, aussi, ma haine des opinions. Comment se peut-il que chacun s'autorise à former un avis sur toutes ces sujets qui les dépassent complètement ? Comment peut-on penser, par exemple, que la lecture des journaux serait suffisante ? Lire les journaux après tout, ce n'est que s'in-former. Après leur lecture, tout est encore à faire : donner une forme aux faits. Les journaux sont un état particulièrement fruste du réel. Quelques clés tout au plus, souvent même déformées. Les portes restent closes, on s'arrête avec eux au seuil des idées.

Je ne suis expert en rien, et d'ailleurs de moins en moins. Les quelques connaissances vagues que je croyais avoir accumulées à un rythme bien supérieur à la moyenne ne sont, à l'usage, qu'un vague vernis, et encore craquèle-t-il avec le temps. Comme tout homme qui essaye de se cultiver, je suis un puits d'ignorance sans fond (comme tout homme et comme toute femme, mais je vous préviens, cette précision va devenir pénible de systématisme, tenez-vous-le pour dit). Chaque livre ouvert est un regard porté sur l'abîme.

Je ne connais rien à la Peinture, moderne pas plus que contemporaine. Je ne connais rien à la Musique, pas même ses sous-catégories populaires que j'ai pourtant assidûment pratiquées, voire jouées. Je ne connais rien à la Littérature. A ma très grande douleur, je ne connais rien à l'Histoire. Entendons-nous bien : ces domaines, je les pratique bien plus que la plupart (encore elle) (peut-être pas la peinture, quoique, la plupart ne cesse de m'étonner). Un béotien standard trouvera toujours que, whoua dis-donc, tu t'y connais vachement à tous ces trucs. Simplement, j'y connais bien moins que je ne le devrais, bien moins que les experts du domaine, bien moins, même, que quelques dilettantes plus opiniâtres que je ne le suis sur certains sujets, tellement bien moins en fait, que pas du tout. Que je n'y connais rien.

C'est pourquoi, lorsque je tombe sur un de ces puits de savoir capables d'éclairer le puits de mon ignorance plus haut désigné (car les puits s'éclairent, selon la loi des vases communicants), je m'en imprègne tout à fait. J'éponge. Je bois.

J'espère qu'on ne lira pas ici de la fausse modestie (bon, lisez ce que vous voulez, mais voyez plutôt : vouloir parer à cette attaque, ne serait-ce pas penser que certains trouveraient quand même que, waouh dis donc, il s'y connaît vachement à tous ces trucs ? Ce serait donc plutôt de la vantardise, ce qui me va bien mieux au teint). J'espère plutôt qu'on se dira : tiens, si lui n'y connaît rien, et moi donc ? Et vous donc ? Vous moins que rien. Et vous ne pouvez blâmer que vous, you brought it on yourself comme dirait l'autre qui parle pas la langue. Car il ne tient qu'à vous de vous cultiver. Commencer par lire, et conseillez-moi de bons livres, vous, pour changer. La culture discrimine, la culture élève, la culture rend peut-être con et hautain, mais une chose est sûre : la culture est à la portée de n'importe qui (physiquement du moins, et même). Il n'y a en vérité rien de plus facile que de se cultiver. Ni rien de plus urgent. Voilà qui tombe bien.

Notes

[1] Mais est-ce bien un problème ? Disons plutôt, son trait. C'est en tout cas très sensible, et c'est sûrement un problème lorsqu'on exige l'originalité.